Tous les documents ici compilés ont été traduits par mes soins, mis à part l’article d’Emma Goldman.
Les marins de la base navale de Kronstadt furent longtemps une source de dissidence radicale. Les mutineries eurent lieu durant la révolution de 1905 et jouèrent un rôle important en persuadant Nicolas II de publier son Manifeste d’Octobre.
Les marins de Kronstadt furent également actifs lors du renversement de Nicolas II durant la Révolution de Février. Un grand nombre de marins étaient bolcheviks et durant la Révolution d’Octobre ils prirent contrôle du croiseur, Aurora, et naviguèrent jusqu’à la rivière Neva et ouvrirent le feu sur le Palais d’Hiver.
En 1921 les marins de Kronstadt devirent sans illusion avec le gouvernement bolchevik. Ils étaient en colère à cause du manque de démocratie et de la politique de communisme de guerre. Le 28 février 1921, l’équipage du navire de guerre, Petropavlovsk, élaborent une résolution appelant à un retour de toutes les libertés politiques.
Vladimir Lénine dénonça le soulèvement de Kronstadt comme étant un complot incité par l’Armée Blanche et leurs supporters européens. Le 6 mars, Léon Trotsky annonça qu’il allait donner l’ordre à l’Armée Rouge d’attaquer les marins de Kronstadt. Cependant, ce ne fut pas avant le 17 mars que les forces gouvernementales furent capables de prendre contrôle de Kronstadt. On estime que 8 000 personnes (marins et civils) quittèrent Kronstadt et partirent vivre en Finlande.
Les chiffres officiels permettent d’établir que 527 personnes furent tuées et 4 127 blessées. Les historiens qui ont étudiés le soulèvement pensent que le nombre total de blessés était bien plus élevé. Selon Victor Serge, plus de 500 marins de Kronstadt furent exécutés pour leur rôle dans la rébellion.
Dans une vaste maison dans la rue principale, je trouva le quartier général du Soviet de Kronstadt. Avec un peu de crainte j’ignoras les sentinelles et demanda à voir le Président. Je fus emmené dans une pièce, où je vis un jeune homme avec un badge rouge sur son manteau vérifiant des papiers, qui paraissait être un étudiant. Il avait de longs cheveux et des yeux rêveurs, avec un regard lointain d’idéaliste. C’était le Président élu du Soviet des ouvriers, soldats et marins de Kronstadt.
« Veuillez vous asseoir », me dit-il. « Je suppose que vous êtes venu ici-bas de Petrograd pour voir si toutes les histoires au sujet de notre terreur étaient vraies. Vous avez surêment observé qu’il n’y a rien d’extraordinaire qui se passe ici ; nous sommes simplement en train de mettre cet endroit en ordre après la tyrannie et feu le régime tsariste. Les ouvriers, soldats et marins trouvent ici qu’ils peuvent faire ce travail mieux par eux-mêmes qu’en le laissant aux gens s’appelant eux-même démocrates, mais qui sont à vrai dire des amis de l’ancien régime. C’est pourquoi nous avons déclaré le Soviet de Kronstadt l’autorité suprême dans l’île. »
« Les soldats et marins furent traités sur cette île comme des chiens. Ils travaillaient de bon matin jusque tard dans la nuit. Ils ne leur étaient autorisés aucun divertissement de peur qu’ils voudraient s’associer pour des buts politiques. Nulle part vous ne pouviez étudier le système esclavagiste de l’impérialisme capitaliste mieux qu’ici. Pour le plus petit délit un homme était mis en détention, et si il était trouvé avec un pamphlet socialiste en sa possession il était fusillé. »
Je fus amené à une prison sur la côte sud de l’île, où était gardé l’ancienne police militaire, gendarmes, espions de la police et provocateurs du tsarisme renversé. La demeure était vraiment mauvaise, et beaucoup de cellules n’avait pas du tout de fenêtres.
Je rencontras un général, autrefois aux commandes de l’artillerie de la forteresse de Kronstadt. Il se tenait en manches courtes – sans la tunique médaillée qui décorait sa poitrine auparavant. Ses pantalons bleus prussiens rayés de rouge portaient les signes de trois mois d’usure en prison. Timidement il me regarda, comme si incertain d’être digne pour lui de raconter sa peine à un étranger égaré.
« Je souhaite qu’ils m’amènent des accusations contre nous », dit-il longuement, « pour rester ici depuis trois mois et ne pas savoir quelle est notre faute est plutôt dur ». « Et je restas ici, non pas trois mois, mais trois ans », interrompit le garde marin qui nous faisait faire la ronde, « et je ne savais pas ce qu’il allait m’arriver, bien que ma seule offense était d’avoir distribué un pamphlet sur la vie de Karl Marx. »
Je fis remarquer au marin que le logement de la prison était impropre pour un être humain. Il répondit, « Eh bien, je suis resté ici tout ce temps à cause de ces messieurs, et je pense que s’ils avaient sus qu’ils aillaient demeurer ici ils auraient fait de meilleures prisons ! »
Comme d’autres insurrections de la Garde Blanche, la mutinerie du général Kozlovsky et de l’équipage du navire de guerre Petropavlosk a été organisé par les espions de l’Entente. Le contre-espionnage français est embrouillé dans toute cette affaire. L’Histoire se répète. Les socialistes révolutionnaires, qui ont leur quartier général à Paris, préparent la base d’une insurrection contre le pouvoir des Soviets.
Camarades ouvriers, soldats rouges et marins. Nous défendons le pouvoir des Soviets et non celui des partis. Nous sommes pour la libre représentation de tous ceux qui travaillent dur. Camarades, vous êtes induits en erreur. A Kronstadt tout le pouvoir est dans les mains des marins, des soldats rouges et des ouvriers révolutionnaires. Il n’est pas aux mains des Gardes Blancs, prétendument dirigés par un général Kozlovsky, comme Radio Moscou vous l’a dit.
J’ordonne à tous ceux qui ont levé la main contre la Patrie Socialiste, de déposer immédiatement leurs armes. Ceux qui résistent seront désarmés et mis à la disposition du Commandement soviétique. Les commissaires et autres représentants du Gouvernement doivent être libérés immédiatement. Seuls ceux qui se rendront sans conditions pourront compter sur la clémence de la République soviétique.
7 mars 1921 : Un grondement lointain atteint mes oreilles alors que je traversais le Nevsky. Je l’entends de nouveau, plus fort et plus proche, comme roulant vers moi. Tout d’un coup je réalise que l’artillerie se fait tirer dessus. Il est six heures du soir. Kronstadt a été attaquée ! Mon cœur est engourdi de désespoir ; quelque chose est mort à l’intérieur de moi.
17 mars 1921 : Kronstadt est tombée aujourd’hui. Des milliers de marins et d’ouvriers gisent morts dans les rues. L’exécution sommaire des prisonniers et des otages continue.
30 septembre 1921 : Une par une les braises d’espoir se sont éteintes. La terreur et le despotisme a écrasé la vie née en octobre. La dictature foule aux pieds les masses. La révolution est morte ; son esprit crie dans cette sauvagerie. Le mythe bolchevik doit être détruit. J’ai décidé de quitter la Russie.
La campagne autour de Kronstadt est menée avec une vigueur qui ne faiblit pas dans certains cercles. On pourrait penser que la révolte de Kronstadt se produisit non pas il y a dix-sept ans, mais seulement hier. Participant à la campagne avec un même zèle et sous le même slogan sont regroupés les anarchistes, les mencheviks russes, les sociaux-démocrates de gauche du Bureau de Londres, des individus gaffeurs, le journal de Miliukov, et, à l’occasion, la grande presse capitaliste. Un « Front Populaire » de son propre genre !
Hier seulement, j’appris dans un hebdomadaire mexicain qui est à la fois catholique réactionnaire et « démocratique » ceci : « Trotsky donna l’ordre de fusiller 1500 marins de Kronstadt, parmi les plus purs des purs. Sa politique lorsqu’il est au pouvoir ne diffère d’aucune manière de la politique menée actuellement par Staline. » Comme il est bien connu, les anarchistes de gauche tirèrent une conclusion similaire. Lorsque, pour la première fois dans la presse, je répondis brièvement aux questions de Wendelin Thomas, membre du New York Commission of Inquiry (Commission d’Enquête de New York), le journal des mencheviks russes prit immédiatement la défense des marins de Kronstadt et de Wendelin Thomas. Le journal de Miliukov alla plus loin et dans le même esprit. Les anarchistes m’attaquèrent comme toujours avec la plus grande vigueur. Toutes ces autorités clamaient que ma réponse ne valait rien du tout. Cette unanimité est d’autant plus remarquable que les anarchistes défendent, dans le symbole de Kronstadt, le génie du communisme anti-étatique ; les mencheviks, à l’heure du soulèvement de Kronstadt, soutenaient ouvertement la restauration du capitalisme ; et Miliukov même maintenant représente le capitalisme.
Comment le soulèvement de Kronstadt a pu causé tant d’aigreur de la part des anarchistes, des mencheviks et des contre-révolutionnaires « libéraux », tous à la fois ? La réponse est simple : tous ces groupements sont intéressés par la compromission du seul courant authentiquement révolutionnaire, qui n’a jamais répudié sa bannière, qui ne s’est jamais compromis avec ses ennemis, et qui seul représente l’avenir. C’est pourquoi parmi les accusateurs retardataires de mon « crime » de Kronstadt il y a tant de révolutionnaires et de semi-révolutionnaires, des individus qui ont perdu leur programme et leurs principes et qui trouvent nécessaires de détourner l’attention sur la dégradation de la Deuxième Internationale et la trahison des anarchistes espagnols. Comme d’habitude, les staliniens ne purent ouvertement se joindre à cette campagne à propos de Kronstadt mais ils se frottèrent tout de même les mains avec plaisir ; comme les vents sont dirigés contre le « trotskisme », contre le marxisme révolutionnaire, contre la Quatrième Internationale.
Pourquoi cette fraternité variée s’attaqua précisément à l’épisode de Kronstadt ? Pendant la révolution nous ne nous opposions pas que de temps en temps avec les Cosaques, les paysans, et même avec certaines couches de prolétaires (certains groupes de prolétaires de l’Oural organisèrent un régiment volontaire au sein de l’armée des Kolchaks). L’antagonisme entre les travailleurs en tant que consommateurs et les paysans en tant que producteurs et marchands de nourriture reposait, principalement, à la racine de ces conflits. Sous la pression du besoin et de la privation, les travailleurs eux-mêmes étaient épisodiquement divisés en camps hostiles, dépendant des liens plus ou moins étroits avec le village. L’Armée Rouge se trouva elle-même également sous l’influence de la campagne. Durant les années de guerre civile il fut nécessaire plus d’une fois de désarmer des régiments aigris. L’introduction de la « Nouvelle Politique Economique » (NEP) atténua les tensions mais était loin de les éliminer. Au contraire, cela pava le chemin de la renaissance des koulaks [paysans riches] et conduisit, au début de la décennie, au renouveau de la guerre civile au sein des villages. Le soulèvement de Kronstadt était seulement un épisode dans l’histoire des relations entre la Cité prolétarienne et l’Age petit-bourgeois[2]. Il n’est possible de comprendre cet épisode uniquement en connexion avec le déroulement du développement de la lutte des classes durant la révolution.
Kronstadt différa d’une longue série d’autres mouvements et soulèvements petits-bourgeois uniquement de part son effet externe plus important. Ici le problème implique une forteresse maritime sous Petrograd elle-même. Des proclamations de soulèvement étaient soulevées et des émissions radio étaient diffusées. Les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes, accourant de Petrograd, embellirent le soulèvement de « nobles » phrases et gestes. Tout cela resta dans les mémoires. Avec l’aide de ces matériaux « documentaires » (c’est-à-dire de fausses étiquettes), il n’est pas difficile de construire une légende au sujet de Kronstadt, d’autant plus que depuis 1917 le nom de Kronstadt était entouré d’un halo révolutionnaire. Ce n’est pas pour rien que le magazine mexicain cité ci-dessus appela les marais de Kronstadt les plus pures des pures.
Le jeu sur l’autorité révolutionnaire de Kronstadt est une des caractéristiques de cette campagne de vrais charlatans. Anarchistes, mencheviks, libéraux, réactionnaires essayent de présenter le problème comme si au début de 1921 les bolcheviks tournèrent leurs armes sur ces grands marins de Kronstadt qui garantissaient la victoire de l’insurrection d’octobre. Ici réside le point de départ de tous les tissus de mensonges ultérieurs. Quiconque souhaite démêler ces mensonges devrait tout d’abord lire l’article du camarade J. G. Wright paru dans le New International (février 1938). L’objectif de cet article n’est pas là puisque je veux ici décrire le caractère du soulèvement du Kronstadt d’un point de vue plus général.
Une révolution est directement « fabriquée » par une minorité. Le succès d’une révolution n’est possible cependant que si la minorité trouve plus ou moins d’appuis, ou tout du moins une neutralité amicale de la part de la majorité. La montée successive des différents stades de la révolution, comparable à la transition entre la révolution et la contre-révolution, est directement déterminée par les changements de relations politiques entre la minorité et la majorité, entre l’avant-garde et la classe.
Parmi les marins de Kronstads il y avait trois couches politiques : les travailleurs révolutionnaires, dont certains avec un passé et un entraînement sérieux ; la majorité intermédiaire, la plupart paysans d’origine ; et finalement, les réactionnaires, fils de koulaks, tenants de magasins et prêtres. A l’époque tsariste, l’ordre sur les bateaux de guerre et dans la forteresse pouvait seulement être maintenu tant que les officiers, agissant par les sections réactionnaires des sous-officiers et des marins, soumettaient la large couche intermédiaire à leur influence ou terreur, en isolant les révolutionnaires, principalement les mécaniciens, les artilleurs, et les électriciens, c’est-à-dire de manière prédominante les travailleurs des villes.
Le déroulement du soulèvement sur le navire de guerre, le Potemkin, en 1905, était basé entièrement sur les relations entre ces trois couches, c’est-à-dire sur la lutte entre les extrêmes du prolétariat et de la petite-bourgeoisie réactionnaire pour influer sur la couche intermédiaire paysanne plus nombreuse. Quiconque n’a pas compris ce problème, qui traverse le mouvement révolutionnaire dans son ensemble au sein de la flotte, devrait mieux rester silencieux concernant les problèmes de la révolution russe en général. Comme cela était entièrement, et qui est encore à un niveau élevé, une lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie pour influer sur la paysannerie. Durant la période des Soviets la bourgeoisie apparue principalement sous l’aspect de koulaks (c’est-à-dire, la haute strate de la petite bourgeoisie), l’intelligentsia « socialiste », et maintenant sous la forme de la bureaucratie « communiste ». Ainsi est le mécanisme de base de la révolution à tous ses stades. Au sein de la flotte cela pris une expression plus centralisée, et par conséquent plus dramatique.
La composition politique du Soviet de Kronstadt reflète la
composition de la garnison et des équipages. La direction des soviets
appartenait dès l’été 1917 au parti bolchevique, lequel reposait sur les
meilleures sections des marins et incluait au sein de ses rangs de nombreux
révolutionnaires du mouvement underground qui furent libérés des camps de
travaux forcés. Mais il me semble me souvenir que même durant les jours où
l’insurrection d’octobre les bolcheviks constituaient moins de la moitié du
Soviet de Kronstadt. La majorité était constituée de socialistes
révolutionnaires et d’anarchistes. Il n’y avait point de mencheviks à
Kronstadt. Le parti menchevik détestait Kronstadt. Les
socialistes-révolutionnaires officiels, à ce propos, n’avait pas une meilleure
attitude. Les socialistes-révolutionnaires de Kronstadt se rangèrent rapidement
dans l’opposition à Kerensky et formèrent une des brigades de choc de la
fameuse « gauche » des social-révolutionnaires. Ils se basaient
eux-mêmes sur la partie paysanne de la flotte et de la garnison côtière. Comme
pour les anarchistes, ils étaient le groupe le plus biggaré. Parmi eux se
trouvaient de vrais révolutionnaires, tels que Zhuk et Zhelezniakov, mais ils
étaient les éléments les plus étroitement liés aux bolcheviques. La plupart des
« anarchistes » de Kronstadt représentaient la petite bourgeoisie
citadine et se tenait à un moindre niveau révolutionnaire que les
socialistes-révolutionnaires. Le président du Soviet était un homme sans
étiquette partisane, « sympathique aux autorités du Tsar et était
maintenant obséquieusement … pour la révolution. » L’absence complète de
mencheviks, le caractère de « gauche » des
socialistes-révolutionnaires, et la teinte anarchiste des petits bourgeois
étaient dus à l’acuité de la lutte révolutionnaire au sein de la flotte et à
l’influence dominante des sections ouvrières parmi les marins.
Cette caractérisation sociale et politique de Kronstadt ; qui, si désiré, aurait pu être justifiée et illustrée par de nombreux faits et documents, est déjà suffisante pour éclairer les bouleversements qui se produisirent à Kronstadt durant les années de guerre civile et, qui par conséquent, de par sa physionomie changea au point de ne plus être reconnaissable. C’est précisément au sujet de cette question importante que les accusateurs retardataires ne disent pas un seul mot, en partie à cause de leur ignorance, en partie à cause de leur mesquinerie.
Oui, Kronstadt écrivit une page héroïque dans l’histoire de la révolution. Mais avec la guerre civile commença une dépopulation systématique de Kronstadt et de la flotte baltique dans son ensemble. Dès les premiers jours du soulèvement d’octobre, des détachements de marins de Kronstadt furent envoyés en renfort à Moscou. D’autres détachements furent ensuite envoyés vers le Don, vers l’Ukraine, pour réquisitionner des vivres et organiser un pouvoir local. Il semblait qu’au départ Kronstadt était inépuisable. De différents fronts j’envoyas des douzaines de télégrammes au sujet de la mobilisation des nouveaux détachements sur lesquels on pouvait se fier, parmi lesquels les ouvriers de Pétersbourg et les marins de la Baltique. Mais commençant dès 1918, et en aucun cas pas plus tard qu’en 1919, les fronts commencèrent à se plaindre que les nouveaux contingents de « Kronstadtiens » étaient insatisfaits, exigeants, indisciplinés, incertains durant les batailles, et faisant plus de mal que de bien. Après la liquidation de Yudenich (durant l’hiver de 1919), la flotte baltique et la garnison de Kronstadt furent dénudés de toutes leurs forces révolutionnaires. Tous leurs élements qui étaient d’aucune utilité, furent envoyés contre Denikin dans le Sud. Si en 1917-1918 les marins de Kronstadt s’élevaient à un niveau considérablement plus haut que le niveau moyen de l’Armée Rouge et formaient les cadres des premiers détachements aussi bien que les cadres du régime des Soviets dans de nombreux districts, ces marins qui restaient pacifiques jusqu’au début de 1921, ne convenaient dans aucun des fronts de la guerre civile, s’élevaient à cette époque à un niveau d’une importance bien moindre, en général, que le niveau moyen de l’Armée Rouge, et incluaient un grand pourcentage d’éléments complètement démoralisés, portant de tapageurs pantalons courts et des coupes de cheveux gaies.
La démoralisation, basée sur la faim et la spéculation, augmenta en général de manière importante la fin de la guerre civile s’approchant. Les biens nommés « porteurs de sac » (petits spéculateurs) devirent une lumière sociale, menaçant d’étouffer la révolution. C’est précisément ici, à Kronstadt, où la garnison ne fit rien et avait tout ce dont elle avait besoin, que la démoralisation prit des dimensions particulièrement importantes. Lorsque les conditions devirent très critiques à Petrograd affamée que le Bureau politique discuta encore une fois de la possibilité d’obtenir un « prêt interne » de Kronstadt, où une quantité de vieilles provisions restaient encore. Mais les délégués de Petrograd répondirent : « Vous n’obtiendrez rien d’eux par la gentillesse. Ils spéculent sur les habits, le charbon et les vivres. A présent, à Kronstadt toute sorte de racaille a atteint sa tête. » C’était la réelle situation. Ce n’était pas comme dans les idéalisations sucrées et douces qui furent faites après l’événement.
Il doit être ajouté que des anciens marins de Lettonie et d’Estonie qui les craignaient voulaient être envoyés au front et se préparaient à traverser au sein de leurs nouvelles patries, la Lettonie et l’Estonie, avaient rejoints la flotte baltique en tant que « volontaires ». Ces éléments furent d’une essence hostile à l’autorité du Soviet et affichèrent entièrement cette hostilité durant le soulèvement de Kronstadt… De plus, il y avait de nombreux ouvriers lettons, principalement des anciens ouvriers de ferme, qui montraient un héroïsme exemplaire sur tous les fronts de la guerre civile. On ne doit pas, par conséquent, considérer de la même façon les ouvriers lettons et les « Kronstadtiens ». On doit reconnaître qu’il y a des différences sociales et politiques.
Le problème pour étudier sérieusement ce soulèvement consiste à définir, sur la base des circonstances objectives, le caractère social et politique de Kronstadt ; la révolte et sa place dans le développement de la révolution. Sans cela, la « critique » est réduite à une lamentation sentimentale de type pacifiste dans l’esprit d’Alexandre Berkman, Emma Goldman, et leurs derniers imitateurs. Ces gens biens n’ont pas la moindre compréhension des critères et méthodes de la recherche scientifique. Ils citent les proclamations des insurgés comme de pieux prédicateurs citant les Saintes Ecritures. Ils se plaignent, de plus, que je n’ai pas pris en considération les « documents », c’est-à-dire l’évangile de Makhno et des autres apôtres. Prendre des documents « en considération » ne signifie pas les prendre à leur valeur apparente. Marx a dit qu’il est impossible de juger des partis ou des gens par ce qu’ils disent d’eux-mêmes. Les caractéristiques d’un parti sont bien plus déterminées par leur composition sociale, son passé, sa relation avec les différentes classes et strates de la société, que par ses déclarations écrites et orales, surtout pendant une période aussi critique que la guerre civile. Si, par exemple, nous commencions à prendre pour argent comptant les innombrables proclamations de Negrin & Cie, Garcia Oliver & Cie, nous aurions à reconnaître ces messieurs distingués comme de fervents amis du socialisme. Mais en réalité ils sont ses ennemis perfides.
En 1917-18 les ouvriers révolutionnaires conduisirent les masses paysannes, non seulement de la flotte mais aussi du pays entier. Les paysans contrôlaient et partageaient les terres la plupart du temps sous le commandement des soldats et des marins arrivant dans leurs districts familiaux. Les réquisitions de vivres commençaient à peine et étaient principalement effectuées auprès des propriétaires terriens et des koulaks. Les paysans se réconcilièrent avec ces réquisitions comme étant une méchanceté temporaire. Mais la guerre civile se prolongea pendant encore trois années. La ville ne donnait presque rien au village et prenait presque tout du village, principalement pour les besoins de la guerre. Les paysans approuvaient les « bolcheviks » mais devirent de plus en plus hostiles aux « communistes ». Si durant la précédente période les ouvriers avaient mené les paysans de l’avant, les paysans les traînaient maintenant en arrière. Avec ce seul changement d’humeur, les Blancs pouvaient attirer en partie les paysans, et même les mi-paysans mi-ouvriers, de l’Oural de leur côté. Cette humeur, c’est-à-dire l’hostilité envers la ville, nourrit le mouvement de Makhno, qui attaquait et pillait les trains reconnaissables pour les usines et l’Armée Rouge, sabotant les voies de chemin de fer, tiraient sur les communistes, etc. Bien sûr, Makhno nomma cela la lutte anarchiste avec l’« Etat ». En réalité, c’était une lutte de petits propriétaires furieux contre la dictature du prolétariat. Un mouvement similaire se produisit dans de nombreux autres districts, particulièrement à Tambovsky, sous la bannière des « socialistes révolutionnaires ». Enfin, dans différentes parties du pays les détachements paysans « verts » étaient actifs. Ils ne voulaient reconnaître ni les Rouges ni les Blancs et évitaient les parties urbaines. Les « Verts » rencontraient quelquefois les Blancs et recevaient de sérieux souffles d’eux, mais ils n’avaient aucune pitié envers les Rouges. Comme la petite bourgeoisie a grandi économiquement entre les pierres meulières du grand capital et du prolétariat, les détachements partisans de la paysannerie furent pulvérisés entre l’Armée Rouge et l’Armée Blanche.
Seul une personne complètement superficielle peut voir dans les bandes de Makhno ou dans la révolte de Kronstadt une lutte entre les principes abstraits de l’anarchisme et le « socialisme d’Etat ». En fait, ces mouvements étaient des convulsions de la petite bourgeoisie qui désirait, bien sûr, se libérer elle-même du capital mais qui dans le même temps ne consentait pas à se subordonner elle-même à la dictature du prolétariat. La petite bourgeoisie ne savait pas concrètement ce qu’elle voulait, et en vertu de quoi sa position ne pouvait être connue. C’est pourquoi cela a si volontairement couvert la confusion de ses demandes et souhaits, maintenant avec la bannière anarchiste, maintenant avec la populiste, maintenant simplement avec la « Verte ». Se posant soi-même contre le prolétariat, ils essayèrent, fuyant toutes ces bannières, de faire tourner la roue de la révolution en sens inverse.
Il y avait, bien sûr, pas de cloisons étanches infranchissables divisant les différentes couches sociales et politiques de Kronstadt. Il y avait toujours à Kronstadt un certain nombre d’ouvriers qualifiés et de techniciens pour prendre soin de la machinerie. Mais cependant ils étaient identifiés par une méthode de sélection négative étant non fiables politiquement et de peu d’utilité pour la guerre civile. Des « leaders » du soulèvement venaient de ces éléments. Cependant, cette circonstance complètement naturelle et inévitable, à laquelle certains accusateurs faisaient référence triomphalement, ne changeait pas d’un iota le caractère anti-prolétaire de la révolte. A moins que nous ayons à nous décevoir nous-mêmes avec des slogans prétentieux, de fausses étiquettes, etc., nous devrions voir que le soulèvement de Kronstadt n’était rien d’autre qu’une réaction armée de la petite bourgeoisie contre les difficultés de la révolution sociale et la sévérité de la dictature du prolétariat.
C’était exactement la signification du slogan de Kronstadt, « Les Soviets sans les communistes », qui fut immédiatement repris, non seulement par les socialistes révolutionnaires mais aussi par les libéraux bourgeois. En tant que représentant perspicace du capital, le professeur Miliukov comprenait que libérer les soviets du commandement des bolcheviks aurait signifié dans un laps de temps relativement court la démolition des soviets eux-mêmes. L’expérience des soviets russes durant la période de domination des mencheviks et des sociaux-révolutionnaires et, même plus frappant encore, l’expérience des soviets allemands et autrichiens sous la domination des sociaux-démocrates, prouva cela. Les soviets social révolutionnaires – anarchistes ne pouvaient servir uniquement que de pont entre la dictature du prolétariat et la restauration capitaliste. Ils ne pouvaient pas jouer d’autre rôle, non regardant des « idées » de leurs participants. Le soulèvement de Kronstadt a donc eu un caractère contre-révolutionnaire.
D’un point de vue de classes, qui – sans offense aux éclectiques honorables – reste le critère basique non seulement pour la politique mais aussi pour l’Histoire, il est extrêmement important de mettre en contraste le comportement de Kronstadt par rapport à celui de Petrograd dans ces jours critiques. L’entière strate dirigeante des ouvriers provint également de Petrograd. La faim et le froid régnaient dans la capitale désertée, peut être encore plus durement qu’à Moscou. Quelle héroïque et tragique période ! Tous était affamés et irritables. Tous étaient mécontents. Dans les usines il y avait un lourd mécontentement. Des organisateurs secrets envoyés par les socialistes révolutionnaires et les officiers blancs essayèrent de lier le soulèvement militaire avec le mouvement des ouvriers insatisfaits.
Le journal de Kronstadt écrivit à propos des barricades à Petrograd, et à propos des milliers qui étaient tués. La presse du monde entier proclama la même chose. En fait une opposition méticuleuse apparue. Le soulèvement de Kronstadt n’attira point les ouvriers de Petrograd. Elle les repoussait. La stratification progressait le long des lignes de classes. Les ouvriers sentirent immédiatement que les mutins de Kronstadt se trouvaient du côté opposé des barricades – et eux supportaient le pouvoir soviétique. L’isolation politique de Kronstadt était la cause de son incertitude interne et de sa défaite militaire.
Victor Serge, qui, comme il le semblait, essayait de produire une sorte de synthèse entre l’anarchisme, le mouvement POUM, et le marxisme, intervint très malheureusement dans la polémique au sujet de Kronstadt. Selon lui, l’introduction de la NEP un an plus tôt aurait pu éviter le soulèvement de Kronstad. Admettons cela. Mais des conseils de ce genre sont très faciles à donner après les évènements. Il est vrai, comme Victor Serge se le rappelle, que j’avais proposé la NEP dès 1920. Mais je n’étais pas du tout sûr par avance de son succès. Il n’y avait de doute pour moi que le remède pouvait se révéler pire que le mal. Lorsque je rencontras l’opposition des leaders du parti, je n’appelas pas les rangs, afin d’empêcher la mobilisation de la petite bourgeoisie contre les ouvriers. L’expérience des douze mois qui suivirent était requise pour convaincre le parti de la nécessité d’une nouvelle politique. Mais la chose remarquable était que c’était précisément les anarchistes du monde entier qui considéraient la NEP comme… une trahison du communisme. Mais maintenant les avocats des anarchistes nous dénoncent pour ne pas avoir introduit la NEP un an plus tôt.
En 1921 Lénine encore une fois reconnût ouvertement que la défense obstinée par le parti des méthodes du communisme autoritaire était devenue une grande erreur. Mais cela changeait-il le problème ? Toutes les causes immédiates ou indirectes de la rébellion de Kronstadt était dans son essence profonde un danger mortel pour la dictature du prolétariat. Simplement parce que cela aurait été dû à une erreur politique, la révolution prolétarienne aurait-elle dû commettre son propre suicide pour se punir elle-même ?
Ou peut-être il aurait été suffisant d’informer les marins de Kronstadt des décrets de la NEP pour les pacifier ? Illusion ! Les insurgés n’avaient aucun programme conscient et ils ne pouvaient pas en avoir un de part leur nature réellement petite-bourgeoise. Ils ne comprenaient pas clairement eux-mêmes que leurs pères et frères avaient surtout besoin de la liberté de commerce. Ils étaient mécontents et confus mais ils ne voyaient pas d’autre issue possible. Les plus conscients, c’est-à-dire, les éléments les plus à droite, agissant par derrière, veulent la restauration du régime bourgeois. Mais ils ne disaient pas tout haut. L’aile « gauche » voulait la liquidation de la discipline, « des soviets libres », et de meilleures rations. Le régime de la NEP pouvait uniquement pacifier graduellement la paysannerie, et, après elle, les sections mécontentes de l’armée et de la flotte. Mais pour cela il fallait du temps et de l’expérience.
Le plus puérile des arguments est celui qu’il n’y avait pas de soulèvement, que les marins n’avaient pas faits de menaces, qu’ils avaient uniquement pris la forteresse et les navires de guerre. Il semblerait que les bolcheviks marchaient torses-nus à travers la glace contre la forteresse seulement à cause de leurs caractères diaboliques, leur inclination à provoquer des conflits artificiellement, leur haine des marins de Kronstadt, ou leur haine de la doctrine anarchiste (alors qu’il n’y en avait pas, soit dit en passant, ennuyés en ces jours). N’est-ce pas du papotage enfantin ? Sautant ni au temps ni de place, les critiques dilettantes essayent (dix-sept ans après !) de suggérer que tout aurait pu finir en satisfaction générale si seulement la révolution avait laissé les marins insurgés seuls. Malheureusement, le monde contre-révolutionnaire ne les aurait en aucun cas laissé seuls. La logique de la lutte aurait donné à la forteresse une prédominance aux extrémistes, c’est-à-dire, aux éléments les plus contre-révolutionnaires. Le besoin de vivres aurait fait dépendre la forteresse directement de la bourgeoisie étrangère et de leurs agents, les émigrés blancs. Toutes les préparations nécessaires envers cette fin étaient déjà effectuées. En de pareilles circonstances seul des gens comme les anarchistes espagnols ou les membres du POUM auraient attendu passivement, souhaitant une meilleure issue. Les bolcheviks, heureusement, appartenaient à une école différente. Ils considéraient de leur devoir d’éteindre le feu dès qu’il démarra, et par là de réduire au minimum le nombre de victimes.
Dans son essence, les vénérables critiques sont des opposants à la dictature du proletariat et donc des opposants à la revolution. En cela repose l’entier secret. Il est vrai que certains se reconnaissaient dans les mots d’ordre révolutionnaires et dans la dictature du prolétariat. Mais cela n’aide pas à résoudre les problèmes. Ils souhaitent une révolution qui ne fasse pas appel à la dictature ou alors à une dictature qui ne fasse pas recours à la force. Bien sûr, cela aurait été une très « plaisante » dictature. Cela requiert, cependant, quelques bagatelles : une égale et, de plus, un développement extrêmement haut des masses prolétaires. Mais dans de telles conditions la dictature n’est en général pas nécessaire. Certains anarchistes, qui sont des pédagogues réellement libéraux, souhaitent que dans une centaine ou un millier d’année les travailleurs aient atteint un si grand niveau de développement que la contrainte aurait été non nécessaire. Naturellement, si le capitalisme pouvait mener à un tel développement, il n’y aurait aucune raison de renverser le capitalisme. Il n’y aurait pas été utile d’effectuer une violente révolution ou une dictature qui est une inévitable conséquence d’une victoire révolutionnaire. Cependant, le capitalisme décadent de nos jours laisse peu de place pour des illusions humanitaires pacifistes.
La classe ouvrière, pour ne pas parler des masses semi-prolétariennes, n’est pas homogène, ni socialement, ni politiquement. La lutte de classe produit une avant-garde qui absorbe les meilleurs éléments de la classe. Une révolution est possible quant l’avant-garde est capable de mener la majorité du prolétariat. Mais cela ne signifie pas du tout que les contradictions internes parmi les ouvriers disparaissent. Au plus haut point de la révolution elles sont bien sûr atténuées, mais seulement pour apparaître plus tard à un autre niveau dans toute leur dureté. Tel est le cours de la révolution dans son ensemble. Tel fut le cours de Kronstadt. Lorsque les amateurs de salons essayent de tracer une route différente pour la révolution d’octobre, après l’événement, nous pouvons seulement demander respectueusement de nous montrer exactement quand et où leurs grands principes furent confirmés en pratique, tout du moins partiellement, tout du moins en tendance. Où sont les signes qui peuvent nous mener à attendre le triomphe de ces principes à l’avenir ? Nous devrions bien sûr ne jamais avoir de réponse.
Une révolution a ses propres lois. Il y a longtemps nous avons formulés ces « leçons d’octobre » qui n’a pas seulement une signification russe mais aussi une portée internationale. Personne d’autre a même essayé de suggérer d’autres « leçons »[3]. La révolution espagnole est une confirmation négative des « leçons d’octobre ». Et les critiques sévères sont silencieuses ou équivoques. Le gouvernement espagnol du « Front Populaire » étouffa la révolution socialiste et descendit des révolutionnaires. Les anarchistes participent à ce gouvernement, ou, lorsqu’ils ont été renvoyés, continuent à supporter les bourreaux. Et leurs alliés et avocats étrangers s’occupaient eux-mêmes en attendant avec une défense… de la mutinerie de Kronstadt contre les rudes bolcheviks. Quelle piteuse parodie ! Les disputes actuelles autour de Kronstadt tourne autour du même axe classique que le soulèvement de Kronstadt lui-même, dans lequel les sections réactionnaires des marins essayèrent d’abolir la dictature du prolétariat. Conscients de leur impotence sur l’arène politique révolutionnaire actuelle, les gaffeurs et éclectiques petits-bourgeois essayent d’utiliser le vieil épisode de Kronstadt pour lutter contre la Quatrième Internationale, c’est-à-dire contre le parti de la révolution prolétarienne. Ces « Kronstadiens » des derniers jours finiront par être écrasés, sans l’utilisation d’armes puisque, heureusement, ils n’ont pas de forteresse.
La correspondance entre Trotsky et Wendelin Thomas (un des leaders de la révolte au sein de la Marine allemande en 1918, et un membre du Comité d’Enquête Américain sur les purges de Moscou) à propos de la signification historique des évènements de Kronstadt en 1921, a donné lieu à une large discussion internationale. Cela indique en soi-même l’importance du problème. D’autre part, sans risque de se tromper, il devrait être montrer aujourd’hui que la révolte de Kronstadt a une analogie, un lien direct même entre ce qui arriva à Kronstadt il y a 17 ans, et les récentes purges de Moscou, qui est seulement trop apparent. Aujourd’hui nous témoignons de l’assassinat des leaders de la révolution russe ; en 1921 c’était les masses qui formaient la base de la révolution qui furent massacrées. Serait-il possible aujourd’hui de déshonorer et de supprimer les leaders d’octobre sans la moindre protestation de la part du peuple, si ces leaders n’avaient pas déjà condamnés au silence sous la force des armes les marins de Kronstadt et les ouvriers à travers toute la Russie ?
La réponse de Trotsky à Wendelin Thomas montre que malheureusement Trotsky – qui est, avec Staline, le seul des leaders de la révolution d’octobre concerné dans la suppression de la résistance de Kronstadt qui reste dans les mémoires – refuse toujours de regarder le passé de manière objective. De plus, dans son article Tollé général à propos de Kronstadt (ci-avant), il accroît le gouffre qu’il créa à cette époque entre les masses ouvrières et lui ; il n’hésite pas, après avoir ordonné leur bombardement en 1921 à décrire ces hommes aujourd’hui comme « des éléments complètement démoralisés, des hommes qui portent d’élégants pantalons larges et coiffent leurs cheveux comme des prostituées. Non ! Ce n’est pas avec des accusations de ce genre, qui empeste de l’arrogance bureaucratique, qu’une utile contribution peut être faite sur les leçons de la grande révolution russe.
Afin d’estimer l’influence que Kronstadt a eue sur l’issue finale de la révolution, il est nécessaire d’éviter toutes les questions de personnes, et de porter l’attente sur trois questions fondamentales :
Tout le monde s’accorde maintenant à dire que durant l’hiver 1920-1921 la révolution russe passait à travers une phase extrêmement critique. L’offensive contre la Pologne prit fin avec la défaite à Varsovie, la révolution sociale n’éclata pas dans l’occident, la révolution russe devint isolée, la famine et la désorganisation saisirent l’ensemble du pays. Le péril de la restauration bourgeoise frappa à la porte de la révolution. A ce moment de crise les différentes classes et partis qui existaient au sein du camp révolutionnaire présentèrent chacun leur solution pour sa résolution.
Le gouvernement des soviets et les hauts cercles du parti communiste appliquèrent leur propre solution pour accroître le pouvoir de la bureaucratie. L’attribution de pouvoirs aux « Comités Exécutifs » qui étaient jusqu’ici investis par les soviets, le remplacement de la dictature de la classe par la dictature du parti, le déplacement de l’autorité au sein du parti de ses membres vers ses cadres, la substitution du double pouvoir de la bureaucratie et des ouvriers dans l’usine par le seul pouvoir de la précédente – faire tout cela était « sauver la Révolution ! » C’est à ce moment que Boukharine mis en avant son plaidoyer pour un « bonapartisme prolétarien ». « En se posant des restrictions le prolétariat voulait, selon lui, faciliter la lutte contre la contre-révolution bourgeoise. » Ici se manifestait déjà l’énorme quasi-messianique suffisance de la bureaucratie communiste.
Le 3e et 4e Congrès du Parti Communiste, en plus de l’année qui s’est écoulée passa sous les auspices de cette nouvelle politique. Lénine la transmis rigidement, Trotsky chanta ses louanges. La bureaucratie évitait la restauration bourgeoise… en éliminant le caractère prolétarien de la révolution. La formation d’une opposition ouvrière au sein du parti, qui n’était pas soutenue uniquement par la fraction prolétaire dans le parti lui-même mais également par la grande masse des ouvriers non organisés, la grève générale des ouvriers de Petrograd peu de temps avant la révolte de Kronstadt et enfin l’insurrection elle-même, exprimaient les aspirations des masses qui sentaient, plus ou moins clairement, qu’un « troisième parti » était près de détruire leurs conquêtes. Le mouvement des paysans pauvres mené par Makhno en Ukraine était le résultat d’une résistance similaire en de similaires circonstances. Si les luttes de 1920-1921 sont examinées à la lumière du matériel historique qui est maintenant disponible, une frappe de par le chemin que ces masses dispersées, affamées et affaiblies par la désorganisation économique, néanmoins eurent la force de formuler par elles-même avec une grande précision leur position sociale et politique, et dans le même temps à se défendre envers la bureaucratie et envers la bourgeoisie.
Nous ne devions pas nous contenter, comme Trotsky, avec de simple déclarations, donc nous soumettons aux lecteurs la résolution qui servit de programme pour le mouvement de Kronstadt. Nous le reproduisons entièrement, de par son importance historique immense. Il fut adopté le 28 février par les marins du navire de guerre « Petropavlovsk », et fut par la suite accepté par tous les marins, soldats et ouvriers de Kronstadt. Après avoir entendu les délégués envoyés par le meeting général de l’équipage des navires pour rapporter la situation à Petrograd cette assemblée pris les décisions suivantes :
1. Considérant que les soviets actuels n’expriment pas les souhaits des ouvriers et des paysans, nous demandons : d’organiser immédiatement des ré-élections pour les Soviets avec un vote secret, et avec le soin d’organiser une libre propagande électorale pour tous les ouvriers et paysans.
2. De donner la liberté de parole et de presse aux ouvriers et aux paysans, aux anarchistes et aux partis socialistes de gauche.
3. D’assurer la liberté de réunion pour les unions ouvrières et les organisations paysannes
4. De convoquer une Conférence non-partisane des ouvriers, des soldats de l’Armée Rouge et des marins de Petrograd, Kronstadt et de la province de Kronstadt avant le 10 mars 1921.
5. De libérer tous les prisonniers politiques des partis socialistes ainsi que les ouvriers, paysans, soldats et marins emprisonnés liés à des mouvements ouvriers et paysans.
6. D’élire une Commission pour réviser les cas de ceux détenus en prisons et dans les camps de concentration.
7. D’abolir tout « politodeli » parce qu’aucun parti ne doit recevoir de privilèges spéciaux pour la propagation de ses idées ou recevoir un support financier du gouvernement pour de tels buts. A la place il devrait être établi des commissions éducatives et culturelles, élus localement et financées par le gouvernement.
8. D’abolir immédiatement tout « Zagryaditelniye otryadi »
9. D’égaliser toutes les rations de ceux qui travaillent avec l’exception de ceux employés dans les affaires nuisibles à la santé.
10. D’abolir les détachements de combats communistes dans toutes les branches de l’armée, ainsi que les gardes communistes maintenus en service dans les manufactures et les usines. De tels gardes ou détachements militaires devraient être trouvés nécessaires qu’ils soient nommés dans l’armée de leurs rangs, et dans les usines selon le jugement des ouvriers.
11. De donner aux paysans une totale liberté d’action en regard de leurs terres et également de donner le droit de garder le bétail à condition que les paysans se débrouillent avec leurs propres moyens, sans employer de la main d’œuvre salariée.
12. De convoquer toutes les branches de l’Armée, ainsi que nos camarades le « kursanti » militaire pour coopérer avec nos résolutions.
13. De demander à la presse de donner la publicité la plus grande à nos résolutions.
14. De nommer une commission de contrôle des déplacements.
15. De permettre une libre production artisanale n’employant pas de main d’œuvre salariée.
Ce sont des formulations primitives, insuffisantes sans aucun doute, mais toutes imprégnées de l’esprit d’octobre ; et aucune calomnie au monde ne peut jeter un doute sur l’intime connexion existant entre cette résolution et les sentiments qui guidaient les expropriations de 1917.
La profondeur de principe qui anime cette résolution est montrée par le fait qu’il est toujours de manière générale applicable. On peut, en réalité, l’opposer aussi bien au régime de Staline de 1938, qu’à celui de Lénine en 1921. Plus encore que cela : les accusations de Trotsky lui-même contre le régime de Staline ne sont que des reproductions, timides, il est vrai, des revendications de Kronstadt. De plus, quel autre programme qui est en tout point socialiste pourrait être élaboré contre l’oligarchie bureaucratique excepté celui de Kronstadt et des ouvriers de l’Opposition ?
L’apparition de cette résolution démontre les connexions étroites qui existèrent entre les mouvements de Petrograd et de Kronstadt. La tentative de Trotsky d’établir les ouvriers de Petrograd contre ceux de Kronstadt dans le but de confirmer la légende de la nature contre-révolutionnaire du mouvement de Kronstadt, se retourne contre Trotsky lui-même : en 1921, Trotsky plaidait la nécessité sous laquelle Lénine avait situé sa justification de la suppression de la démocratie dans les Soviets et au sein du parti, et accusait les masses à l’intérieur et à l’extérieur du parti de sympathiser avec Kronstadt. Il admit par conséquent qu’à cette époque les ouvriers de Petrograd et l’opposition bien qu’ils n’aient pas résisté par la force des armes, néanmoins étendirent leur sympathie avec Kronstadt.
L’assertion ultérieure de Trotsky selon laquelle « l’insurrection était inspirée par le désir d’obtenir une ration privilégiée » est encore plus sauvage. Ainsi, c’est l’un de ces privilégiés du Kremlin, les rations pour lesquels elles étaient bien mieux que celles des autres, qui osa lancer un reproche similaire, et qui aux véritables êtres humains qui au paragraphe 9 de leur résolution, demandaient explicitement l’égalisation des rations ! Ce détail montre la dimension désespérée de la cécité bureaucratique de Trotsky.
Les articles de Trotsky ne divergent pas d’un iota de la légende créée il y a longtemps par le Comité Central du Parti. Trotsky mérite certainement le crédit accordé par la classe ouvrière internationale pour avoir refusé depuis 1923 de continuer à participer à la dégénération bureaucratique et aux nouvelles « purges » qui étaient destinaient à déposséder la Révolution de tous ses éléments de l’aile gauche. Il est également digne de s’être défendu contre la calomnie et les assassins de Staline. Mais tout cela ne donne pas le droit à Trotsky d’insulter les masses ouvrières de 1921. Bien au contraire ! Plus que quiconque, Trotsky aurait du fournir une nouvelle appréciation de l’initiative prise à Kronstadt. Une initiative d’une grande valeur historique, une initiative prise par les simples militants en lutte contre la première « purge » ensanglantée prise par la bureaucratie.
L’attitude des ouvriers russes durant le tragique hiver de 1920-1921 montre un profond instinct social ; et un noble héroïsme inspirèrent les classes ouvrières de Russie non seulement au sommet de la Révolution mais également durant la crise qui la plaçait en danger mortel.
Ni les combattants de Kronstadt, ni les ouvriers de Petrograd, ni les rangs des communistes pouvaient exiger, il est vrai, durant cet hiver la même énergie révolutionnaire qu’entre 1917 et 1919, mais ce qu’il y avait de sentiment socialiste et révolutionnaire en Russie de 1921 était possédé par les simples du peuple. Dans leur opposition à cela, Lénine et Trotsky, en ligne avec Staline, avec Zinoviev, Kaganovitch, et d’autres répondaient aux souhaits et servaient les intérêts des cadres bureaucratiques. Les ouvriers luttaient pour le socialisme que la bureaucratie était déjà en train de liquider. Là est le point fondamental de tout le problème.
Les gens croient souvent que Kronstadt forçat l’introduction de la Nouvelle Politique Economique (NEP) – une erreur profonde. La résolution de Kronstadt se prononça en faveur de la défense des ouvriers, non seulement contre le capitalisme bureaucratique de l’Etat, mais également contre la restauration du capitalisme privé. Cette restauration était demandée – en opposition à Kronstadt – par les sociaux-démocrates, qui le combinaient avec un régime de démocratie politique. Et c’était Lénine et Trotsky qui de manière générale le réalisèrent (mais sans démocratie politique) sous la forme de la NEP. La résolution de Kronstadt déclara le contraire puisqu’elle se déclara elle-même contre l’emploi de main d’œuvre salariée dans l’agriculture et la petite industrie. Cette résolution, et le mouvement sous-jacent, cherchait une alliance révolutionnaire des ouvriers du prolétariat et de la paysannerie avec les pires sections des ouvriers campagnards, dans le but que la révolution puisse se développer vers le socialisme. La NEP, d’un autre côté, était une union de bureaucrates avec les couches supérieures des villageois contre le prolétariat ; c’était l’alliance du capitalisme d’Etat et du capitalisme privé contre le socialisme. La NEP est aussi opposée aux demandes de Kronstadt que, par exemple, le programme socialiste révolutionnaire de l’avant-garde des ouvriers européens pour l’abolition du système de Versailles, est opposé à l’abrogation du Traité De Versailles réalisé par Hitler.
Considérons, enfin, une dernière accusation qui est communément véhiculée : cette action telle que celle de Kronstadt pourrait avoir indirectement libérer des forces de la contre-révolution. Il est possible en effet que même en se plaçant elle-même sur le point d’appui de la démocratie ouvrière la révolution aurait pu être renversée ; mais ce qui est certain est qu’elle aurait périe, et qu’elle aurait périe sur le compte de la politique de ses leaders. La répression de Kronstadt, la suppression de la démocratie des ouvriers et des soviets par le parti communiste russe, l’élimination du prolétariat de la gestion de l’industrie, et l’introduction de la NEP, signifiaient déjà la mort de la Révolution.
C’était précisément la fin de la guerre civile qui produisit la scission de la société post-révolutionnaire en deux groupes fondamentaux : les masses ouvrières et la bureaucratie. En ce qui concerne les aspirations socialistes et internationalistes, la Révolution Russe était étouffée : dans ses tendances nationaliste, bureaucratique et capitaliste étatique, qu’elle développa et consolida elle-même.
C’était à partir de ce point, et sur cette base, que chaque année de plus en plus clairement le reniement bolchevik de la moralité, si fréquemment évoquée, mena le développement qui conduisit aux procès de Moscou. La logique implacable des choses s’est manifestée elle-même. Alors que les révolutionnaires, restant tels uniquement dans les mots, accomplirent en fait la tâche de la réaction et de la contre-révolution, ils étaient contraints, inévitablement, d’avoir recours aux mensonges, à la calomnie et à la falsification. Ce système de mensonge généralisé est le résultat, non la cause, de la séparation du parti bolchevik du socialisme et du prolétariat. Afin de corroborer cette affirmation, je vais citer le témoignage concernant Kronstadt d’hommes que j’ai rencontré en Russie soviétique.
« Les hommes de Kronstadt ! Ils avaient absolument raison ; ils intervinrent dans le but de défendre les ouvriers de Kronstadt : c’était un malentendu tragique de la part de Lénine et Trotsky, qui au lieu d’être d’accord avec eux, leur livrèrent bataille » me dit Dch. en 1932. Il était un ouvrier non-partisan en 1921, que je connus dans l’isolateur politique à Verkhne-Uralsk comme trotskiste.
« C’est un mythe que, selon un point de vue social, le Kronstadt de 1921 avait une population entièrement différente de celle de 1917 » un autre homme de Petrograd, Dv., me dit en prison. En 1921 il était membre de la jeunesse communiste, et était emprisonné en 1932 en tant que « déciste » (un membre du groupe de Sapronov des « centralistes démocrates »).
J’ai eu également l’opportunité de connaître l’un des participants le plus actif de la rébellion de Kronstadt. C’était un vieil ingénieur de la marine, un communiste depuis 1917, qui a, durant la guerre civile, pris une part active, dirigeant durant une période une Tcheka dans une province quelque part sur la Volga, et se trouvait lui-même en 1921 à Kronstadt en tant que commissaire politique sur le navire de guerre « Marat » (ex « Petropavlovsk »). Lorsque je le vis, en 1930, à la prison de Leningrad, il venait juste de passer huit ans sur les îles Solovietski.
Les ouvriers de Kronstadt poursuivaient des buts révolutionnaires en luttant contre les tendances réactionnaires de la bureaucratie, et ils utilisaient des méthodes propres et honnêtes. En contraste, la bureaucratie calomniait leur mouvement odieusement, prétendant qu’il était mené par le général Kozlovski. En fait, les hommes de Kronstadt désiraient honnêtement, en tant que camarades, discuter les questions à problème avec les représentants du gouvernement. Leur action, avait tout d’abord, un caractère défensif – c’est la raison pour laquelle ils n’occupèrent pas Oranienbaum à temps, située sur la côté opposée à Kronstadt.
Exactement depuis le début, les bureaucrates de Petrograd firent usage du système des otages en arrêtant les familles des marins, des soldats de l’Armée Rouge et des ouvriers de Kronstadt qui vivaient à Petrograd parce que plusieurs commissaires de Kronstadt – dont aucun ne fut fusillé – ont été arrêtés. Les nouvelles de prises d’otages étaient apportées à la connaissance de Kronstadt au moyen de tracts largués par avions. Dans leur réponse par radio, Kronstadt déclara le 7 mars « qu’ils ne souhaitaient pas imiter Petrograd comme ils considéraient qu’agir de la sorte, même lorsqu’ils supportaient un excès de désespoir et de haine, est plus honteux et plus lâche à tout point de vue. L’Histoire n’a pas encore connu de procédure similaire ». La nouvelle clique gouvernante comprenait bien mieux que les « rebelles » de Kronstadt la signification de la lutte sociale qui commençait, la profondeur de l’antagonisme de classe qui les séparaient des ouvriers. C’est dans cela que repose la tragédie des révolutions dans leur période de déclin.
Mais tandis que le conflit militaire contraignait Kronstadt, ils trouvaient encore la force de formuler un programme pour la « troisième révolution », qui restait depuis lors le programme du socialisme russe pour l’avenir.
Ce sont les raisons de penser que cela garantissant la relation entre les forces du prolétariat et de la bourgeoisie, du socialisme et du capitalisme, qui existait en Russie et en Europe au début de 1921, la lutte pour le développement socialiste de la Révolution Russe était condamnée à la défaite. Dans ces conditions le programme socialiste des masses ne pouvait pas vaincre : il dépendait du triomphe de la contre-révolution qu’elle soit ouvertement déclarée ou qu’elle soit camouflée sous l’aspect de la dégénérescence (comme cela s’est produit en fait).
Mais une telle conception du progrès de la Révolution Russe ne diminue en aucun cas, dans le domaine du principe, l’importance historique du programme et des efforts des masses ouvrières. Au contraire, ce programme constitue le point de départ duquel un nouveau cycle dans le développement de la révolution socialiste pourra démarrer. En fait, chaque nouvelle révolution commence non pas sur la base de laquelle la précédente démarra, mais depuis le point auquel la révolution précédente avait subi un arrêt moral.
L’expérience de la dégénération de la Révolution Russe place de nouveau en avant la conscience du socialisme international un problème sociologique extrêmement important. Durant la Révolution Russe, comme dans deux autres grandes révolutions, celles d’Angleterre et de France, pourquoi est-ce que c’est de l’intérieur que la contre-révolution a triomphée, au moment où les forces révolutionnaires étaient épuisées, et par les moyens du parti révolutionnaire lui-même (« purgé », il est vrai de ses éléments de l’aile gauche) ? Le marxisme croie que la révolution socialiste, une fois commencée, devrait soit être assurée d’un développement graduel et continue vers le socialisme intégral, ou devrait être vaincue à travers l’intermédiaire de la restauration bourgeoise.
Considérée comme un tout, la Révolution Russe pose de manière différente le problème du mécanisme de la révolution socialiste. Cette question doit devenir primordiale dans la discussion internationale. Dans une telle discussion le problème de Kronstadt peut et doit avoir une position importante.
Léon Trotsky est outré que l’on se penche de nouveau sur l’«épisode» de Cronstadt et que l’on se pose des questions sur son rôle personnel dans ces événements. Il ne comprend pas que ceux qui l’ont défendu contre son détracteur ont également le droit de lui demander quelles méthodes il a employées lorsque lui, Trotsky, était au pouvoir. Ils ont le droit de lui demander comment il a traité ceux qui ne considéraient pas ses opinions comme une vérité d’Évangile. Bien sûr, il serait ridicule de s’attendre à ce qu’il batte sa coulpe et proclame: «Moi aussi je n’étais qu’un homme et j’ai commis des erreurs. Moi aussi j’ai péché et j’ai tué mes frères ou ordonné qu’on les tue.» Seuls de sublimes prophètes ont su atteindre de telles cimes de courage. Léon Trotsky n’en fait pas partie. Au contraire, il continue à vouloir se présenter comme tout-puissant, à croire que tous ses actes et ses jugements ont été mûrement pesés, et à couvrir d’anathèmes ceux qui sont assez fous pour suggérer que le grand dieu Léon Trotsky a lui aussi des pieds d’argile.
Il se moque des preuves écrites laissées par les marins de Cronstadt et du témoignage de ceux qui se trouvaient suffisamment près de la ville rebelle pour voir et entendre ce qui s’est passé durant l’horrible siège. Il les appelle des «fausses étiquettes». Cela ne l’empêche pas pour autant d’assurer à ses lecteurs que son explication de la révolte de Cronstadt peut être «corroborée et illustrée par de nombreux faits et documents». Les gens intelligents risquent de se demander pourquoi Léon Trotsky n’a même pas la décence de présenter ces «fausses étiquettes» afin qu’ils soient en mesure de se forger eux-mêmes une opinion.
Même les tribunaux bourgeois garantissent à l’accusé le droit de présenter des preuves pour se défendre. Mais ce n’est pas le cas de Léon Trotsky, porte-parole d’une seule et unique vérité, lui qui n’a «jamais renié son drapeau et ne s’est jamais compromis avec ses ennemis».
On peut comprendre un tel manque élémentaire de décence de la part d’un individu comme John G. Wright. Après tout, comme je l’ai déjà dit, il ne fait que citer les Saintes Écritures bolcheviques. Mais pour un personnage d’envergure mondiale comme Léon Trotsky, le fait de passer sous silence les preuves avancées par les marins de Cronstadt indique, à mon avis, que cet homme est vraiment malhonnête. Le vieux dicton: «Un léopard change de tâches mais jamais de nature» s’applique parfaitement à Léon Trotsky. Le calvaire qu’il a subi durant ses années d’exil, la disparition tragique de ses proches, des êtres qu’il aimait, et, de façon encore plus dramatique, la trahison de ses anciens compagnons d’armes ne lui ont malheureusement rien appris. Pas une goutte de tendresse, de douceur, n’a irrigué l’esprit rancunier de Trotsky.
Quel dommage pour lui que l’on entende parfois mieux le silence des morts que la parole des vivants! De fait, les voix étouffées à Cronstadt se sont fait entendre de plus en plus bruyamment au cours des dix-sept dernières années. Est-ce pour cette raison que leur son déplaît tant à Léon Trotsky?
Selon le fondateur de l’Armée rouge, « Marx disait déjà qu’on ne pouvait pas juger les partis ni les individus sur ce qu'ils disent d'eux-mêmes.» Quel dommage que Trotsky ne se rende pas compte à quel point cette phrase s’applique parfaitement à son propre cas! Parmi les bolcheviks capables d’écrire avec un certain talent, aucun auteur n’a réussi à se mettre en avant autant que Trostky. Aucun ne s’est vanté autant que lui d’avoir participé à la révolution russe et aux événements qui ont suivi. Si l’on applique à Trotsky le critère de son maître à penser, nous devrions en déduire que ses écrits n’ont aucune valeur — raisonnement évidemment absurde.
Soucieux de discréditer les motifs de la révolte de Cronstadt, Léon Trotsky fait la remarque suivante: «Il m'arriva d'envoyer de différents fronts des dizaines de télégrammes réclamant la mobilisation de nouveaux détachements «sûrs », formés d'ouvriers de Petrograd et de marins de la Baltique. Mais, dès la fin de 1918 et en tout cas pas plus tard que 1919, les fronts commencèrent à se plaindre que les nouveaux détachements marins de Cronstadt n'étaient pas bons, qu'ils étaient exigeants, indisciplinés, peu sûrs au combat, en somme, plus nuisibles qu'utiles.» Plus loin dans la même page, Trotsky affirme: « Quand la situation devint particulièrement difficile dans Petrograd affamée, on examina plus d'une fois, au Bureau politique, la question de savoir s'il ne fallait pas faire un « emprunt intérieur » à Cronstadt, où restaient encore d'importantes réserves de denrées variées. Mais les délégués des ouvriers de Petrograd répondaient : «Ils ne nous donneront rien de plein gré. Ils trafiquent sur les draps, le charbon, le pain. A Cronstadt aujourd'hui, toute la racaille a relevé la tête.» Triste exemple d’un procédé typiquement bolchevik: non seulement on liquide physiquement ses adversaires politiques mais on souille aussi leur mémoire. Suivant les traces de Marx, Engels et Lénine, Trotsky puis Staline ont utilisé les mêmes méthodes.
Je n’ai pas l’intention de discuter ici du comportement des marins de Cronstadt en 1918 ou en 1919. Je ne suis arrivée en Russie qu’en janvier 1920. Du début de 1920 jusqu’à la «liquidation » de Cronstadt, quinze mois plus tard, les marins de la flotte de la Baltique furent présentés comme des hommes de valeur ayant toujours fait preuve d’un courage inébranlable. A de multiples reprises, des anarchistes, des mencheviks, des socialistes-révolutionnaires et aussi de nombreux communistes m’ont dit que les marins formaient l’épine dorsale de la révolution. Durant la manifestation du 1er mai 1920, et au cours des autres festivités organisées en l’honneur de la visite de la première mission du Parti travailliste britannique, les marins de Cronstadt constituèrent un important contingent, parfaitement visible. Ils furent salués comme de grands héros qui avaient sauvé la révolution contre Kerenski, et Petrograd contre Ioudénitch. Pendant l’anniversaire de la révolution d’Octobre, les marins se trouvaient de nouveau aux premiers rangs, et des foules compactes applaudirent lorsqu’ils rejouèrent la prise du Palais d’Hiver.
Est-il possible que les dirigeants du Parti, à l’exception de Léon Trotsky, n’aient pas été au courant de la corruption et de la démoralisation de Cronstadt que nous décrit le fondateur de l’Armée rouge? Je ne crois pas. D’ailleurs, je doute que Trotsky lui-même ait eu cette opinion avant mars 1921. Son récit actuel résulte-t-il de doutes qu’il éprouva alors, ou s’agit-il d’une tentative de justifier après coup la «liquidation» insensée de Cronstadt?
Même si l’on admet que les marins n’étaient pas les mêmes qu’en 1917[4], il est évident que les Cronstadtiens de 1921 n’avaient rien à voir avec le sinistre tableau qu’en dresse Trotsky et son disciple Wright. De fait, les marins n’ont connu leur terrible destin qu’à cause de leur profonde solidarité, de leurs liens étroits avec les ouvriers de Petrograd qui endurèrent la faim et le froid jusqu’à se révolter au cours d’une série de grèves en février 1921. Pourquoi Trotsky et ses partisans ne mentionnent-ils pas ce fait? Léon Trotsky sait parfaitement, si Wright l’ignore, que la première scène du drame de Cronstadt s’est déroulée à Petrograd le 24 février et n’a pas été jouée par les marins mais par les grévistes. Car c’est ce jour-là que les grévistes ont laissé s’exprimer leur colère accumulée contre l’indifférence brutale des hommes qui n’arrêtaient pas de discourir sur la dictature du prolétariat, dictature qui s’était transformée depuis longtemps en la dictature impitoyable du Parti communiste.
Dans son journal, Alexandre Berkman rapporte: «Les ouvriers de l’usine de Troubotchny se sont mis en grève. Au cours de la distribution des vêtements d’hiver, les communistes ont été beaucoup mieux servis que ceux qui ne sont pas membres du Parti, se plaignent-ils. Le gouvernement refuse de prendre en considération leurs revendications tant que les ouvriers ne reprennent pas le travail. Des foules de grévistes se sont rassemblées dans les rues près des usines, et des soldats ont été envoyés pour les disperser. C’étaient des koursanti, des jeunes communistes de l’Académie militaire. Il n’y a pas eu de violences.
Maintenant les grévistes sont rejoints par des travailleurs des entrepôts de l’Amirauté et des docks de Calernaya. L’hostilité augmente contre l’attitude arrogante du gouvernement. Ils ont essayé de manifester dans la rue mais les troupes montées sont intervenues pour les en empêcher.»
C’est seulement après s’être enquis de la situation véritable des ouvriers de Petrograd que les marins de Cronstadt ont fait en 1921 ce qu’ils avaient fait en 1917. Ils se sont immédiatement solidarisé avec les ouvriers. A cause de leur rôle en 1917, les marins avaient toujours été considérés comme le glorieux fleuron de la révolution. En 1921, ils agirent de la même façon mais furent dénoncés aux yeux du monde entier comme des traîtres, des contre-révolutionnaires. Évidemment, en 1917, les marins de Cronstadt avaient aidé à mettre en selle les bolcheviks. En 1921, ils demandaient des comptes pour les faux espoirs que le Parti avait fait naître chez les masses, et les belles promesses que les bolcheviks avaient reniées dès qu’ils avaient jugé être solidement installés au pouvoir. Crime abominable en vérité. Mais le plus important dans ce crime est que les marins de Cronstadt ne se sont pas «mutinés» dans un contexte serein. Leur rébellion était profondément enracinée dans les souffrances des travailleurs russes: le prolétariat des villes, aussi bien que la paysannerie.
Certes, notre ex-commissaire du peuple nous assure: « Les paysans se firent aux réquisitions comme à un mal temporaire. Mais la guerre civile dura trois ans. La ville ne donnait presque rien au village et lui prenait presque tout, surtout pour les besoins de la guerre. Les paysans avaient approuvé les ‘ bolcheviks’, mais devenaient de plus en plus hostiles aux ‘communistes’.» Malheureusement, ces arguments relèvent de la pure fiction, comme le prouvent de nombreux faits, notamment la liquidation des soviets paysans dirigés par Maria Spiridovna, et le déluge de fer et de feu lancé contre les paysans pour les obliger à livrer tous leurs produits, y compris leurs graines pour les semailles de printemps.
En fait, les paysans détestaient le régime presque depuis le début de la révolution, en tout cas certainement depuis le moment où le slogan de Lénine «Expropriez les expropriateurs» devint «Expropriez les paysans pour la gloire de la dictature communiste.» C’est pourquoi ils protestaient constamment contre la dictature bolchevique. Comme en témoigne notamment le soulèvement des paysans de Carélie, écrasé dans le sang par le général tsariste Slastchev-Krimsky. Si les paysans appréciaient autant le régime soviétique que Trotsky voudrait nous le faire croire, pourquoi dut-on envoyer cet homme sanguinaire en Carélie?
Slastchev-Krimsky avait combattu la révolution depuis le début et dirigé quelques-unes des armées de Wrangel en Crimée. Il avait commis des actes barbares contre des prisonniers de guerre et organisé d’ignobles pogromes. Et maintenant ce général se repentait et revenait à «sa patrie». Ce contre-révolutionnaire patenté, ce massacreur de Juifs, reçut les honneurs militaires de la part des bolcheviks, en compagnie de plusieurs généraux tsaristes et officiers des armées blanches. Certes, on peut considérer comme un juste châtiment le fait que des antisémites soient obligés de saluer un Juif, Trotsky, leur supérieur hiérarchique, et de lui obéir. Mais pour la révolution et le peuple russe, le retour triomphal de ces impérialistes était une insulte.
Afin de le récompenser de son nouvel amour tout neuf pour la patrie socialiste, on confia à Slastchev-Krimsky la mission d’écraser les paysans de Carélie qui demandaient l’autodétermination et de meilleures conditions de vie.
Léon Trotsky nous raconte que les marins de Cronstadt en 1919 n’auraient pas donné leurs provisions si on leur avait demandé gentiment — comme si les bolcheviks avaient jamais utilisé la gentillesse ! En fait, ce mot ne fait pas partie de leur vocabulaire. Cependant ce sont ces marins prétendument démoralisés, ces «spéculateurs», cette «racaille», etc., qui prirent le parti du prolétariat des villes en 1921, et dont la première revendication était l’égalité des rations. Quels gangsters que ces Cronstadiens, vraiment !
Wright et Trotsky essaient de discréditer les marins de Cronstadt parce que ces derniers ont rapidement formé un Comité révolutionnaire provisoire. Rappelons tout d’abord qu’ils n’ont pas prémédité leur révolte, mais qu’ils se réunirent le 1er mars 1921 pour discuter de la façon d’aider leurs camarades de Petrograd. En fait, John G. Wright nous fournit lui-même la réponse quand il écrit: «Il n’est pas du tout exclu que les autorités locales de Cronstadt n’aient pas su gérer habilement la situation (…). On sait que Kalinine et le commissaire du peuple Kouzmine n’étaient guère estimés par Lénine et ses collègues (…). Dans la mesure où les autorités locales n’étaient pas conscientes de l’importance du danger et n’ont pas pris les mesures efficaces et adéquates pour traiter la crise, leurs maladresses ont certainement joué un rôle dans le déroulement des événements (…)».
Le passage sur l’opinion négative de Lénine à propos de Kalinine et Kouzmine n’est malheureusement qu’un vieux truc des bolcheviks: on fait porter le chapeau à un sous-fifre maladroit pour dégager la responsabilité des dirigeants.
Certes, les autorités locales de Cronstadt ont commis une «maladresse». Kouzmine attaqua violemment les marins et les menaça de terribles représailles. Les marins savaient évidemment ce qui les attendait. Ils savaient que, si Kouzmine et Vassiliev obtenaient carte blanche, leur première mesure serait de priver Cronstadt de ses armes et de ses réserves de nourriture. C’est la raison pour laquelle les marins formèrent leur Comité révolutionnaire provisoire. Et ils furent encouragés dans leur décision, lorsqu’ils apprirent qu’une délégation de trente marins partie à Petrograd pour discuter avec les ouvriers s’était vue refuser le droit de rentrer à Cronstadt, que ses membres avaient été arrêtés et placés entre les mains de la Tcheka.
Wright et Trotsky accordent une énorme importance à une rumeur annoncée lors de la réunion du 1er mars: un camion bourré de soldats lourdement armés allait rallier Cronstadt. Il est évident que Wright n’a jamais vécu sous une dictature hermétique. Moi si. Lorsque les réseaux par lesquels passent les contacts humains sont interrompus, lorsque toute pensée est recroquevillée sur elle-même et que la liberté d’expression est étouffée, alors les rumeurs se répandent à la vitesse de l’éclair et prennent des dimensions terrifiantes. De plus, des camions remplis de soldats et de tchékistes armés jusqu’aux dents patrouillaient souvent les rues durant la journée. Ils lançaient leurs filets pendant la nuit et ramenaient leurs prises jusqu’à la Tcheka. Ce spectacle était fréquent à Petrograd et à Moscou, à l’époque où je me trouvais en Russie. Dans le climat de tension instauré par le discours menaçant de Kouzmine, il était parfaitement normal que des rumeurs circulent et que l’on y accorde crédit.
Pendant la campagne contre les marins de Cronstadt, on a également affirmé que le fait que des nouvelles sur Cronstadt soient parues dans la presse parisienne deux semaines avant le début de la révolte était la preuve que les marins avaient été manipulés par les puissances impérialistes et que cette révolte avait été en fait ourdie depuis Paris. Il est évident que cette calomnie avait pour seule utilité de discréditer les Cronstadtiens aux yeux des ouvriers.
En réalité, ces nouvelles anticipées n’avaient rien d’extraordinaire. Ce n’était pas la première fois que de telles rumeurs naissaient à Paris, Riga ou Helsingfors et généralement elles ne coïncidaient pas avec les déclarations des agents de la contre-révolution à l’étranger. D’un autre côté, beaucoup d’événements se sont produits en Union soviétique qui auraient pu réjouir le cœur de l’Entente et dont on n’entendit jamais parler — des événements bien plus nuisibles à la révolution russe et causés par la dictature du Parti communiste lui-même. Par exemple, le fait que la Tcheka détruisit de nombreuses réalisations d’Octobre et que, en 1921, elle était déjà devenue une excroissance mortelle sur le corps de la révolution. Je pourrais mentionner bien d’autres événements semblables qui m’obligeraient à des développements trop longs dans le cadre de cet article.
Non, les nouvelles anticipées parues dans la presse parisienne n’ont aucun rapport avec la révolte de Cronstadt. De fait, en 1921, à Petrograd, personne ne croyait à l’existence d’un lien quelconque, y compris une grande partie des communistes. Comme je l’ai déjà dit, John G. Wright n’est qu’un simple disciple de Léon Trotsky et il ignore donc ce que la plupart des gens, à l’intérieur et à l’extérieur du parti bolchevik, pensaient de ce prétendu «lien» en 1921.
Les futurs historiens apprécieront certainement la «mutinerie» de Cronstadt à sa véritable valeur. S’ils le font, et lorsque cela se produira, je suis persuadé qu’ils arriveront à la conclusion que le soulèvement n’aurait pas pu se produire à un meilleur moment s’il avait été délibérément planifié.
Le facteur déterminant qui décida le sort de Cronstadt fut la Nep (la Nouvelle Politique Économique). Lénine était parfaitement conscient que ce nouveau schéma «révolutionnaire» soulèverait une opposition considérable dans le Parti. Il avait besoin d’une menace immédiate pour faire passer la Nep, à la fois rapidement et en douceur. Cronstadt se produisit donc à un moment fort utile pour lui. Toute la machine de propagande se mit en marche pour démontrer que les marins étaient de mèche avec les puissances impérialistes, et avec les éléments contre-révolutionnaires qui voulaient détruire l’État communiste. Cela marcha à merveille. La Nep fut imposée sans la moindre anicroche.
On finira par découvrir le coût effrayant de cette manœuvre. Les trois cents délégués, la fleur de la jeunesse communiste, qui quittèrent précipitamment le congrès du Parti pour aller écraser Cronstadt, ne représentait qu’une poignée des milliers de vies qui furent cyniquement sacrifiées. Ils partirent en croyant avec ferveur les mensonges et calomnies des bolcheviks. Ceux qui survécurent eurent un rude réveil.
Je me souviens d’avoir rencontré dans un hôpital un jeune communiste blessé. J’ai raconté cette anecdote dans Comment j’ai perdu mes illusions sur la Russie.Ce témoignage n’a rien perdu de sa valeur malgré les années:
«Beaucoup de ceux qui avaient été blessés au cours de l’attaque contre Cronstadt avaient été amenés dans le même hôpital, et c’étaient surtout des koursanti, de jeunes communistes. J’ai eu l’occasion de discuter avec l’un d’entre eux. Sa douleur physique, me dit-il, ne représentait rien à côté de ses souffrances psychologiques. Il s’était rendu compte trop tard qu’il avait été dupé par le slogan de la ‘contre-révolution’. Pas un général tsariste, pas un garde-blanc n’avait pris la tête des marins de Cronstadt — il ne s’était battu que contre ses propres camarades, des marins, des soldats et des ouvriers qui avaient héroïquement combattu pour la révolution.»
Aucune personne sensée ne verra la moindre similitude entre la Nep et la revendication des marins de Cronstadt d’échanger librement les produits. La Nep ne fit que réintroduire les terribles maux que la révolution russe avait tenté d’éliminer. L’échange libre des produits entre les ouvriers et les paysans, entre la ville et la campagne, incarnait la raison d’être même de la révolution. Évidemment, «les anarchistes étaient hostiles à la Nep». Mais le marché libre, comme Zinoviev me l’avait dit en 1920, «n’a aucune place dans notre plan centralisé». Pauvre Zinoviev: il ne pouvait imaginer quel monstre allait naître de la centralisation du pouvoir!
C’est l’obsession de la centralisation de la dictature qui a développé très tôt la division entre la ville et le village, les ouvriers et les paysans. Ce n’est pas, comme Trotsky l’affirme, parce que «la première est prolétarienne (…) et le second petit-bourgeois», mais parce que la dictature bolchevik a paralysé à la fois les initiatives du prolétariat urbain et celles de la paysannerie.
Selon Léon Trotsky, «Le soulèvement de Cronstadt n'a pas attiré, mais repoussé les ouvriers de Petrograd. La démarcation s'opéra selon la ligne des classes. Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de l'autre côté de la barricade, et ils soutinrent le pouvoir soviétique.». Il oublie d’expliquer la raison principale de l’indifférence apparente des ouvriers de Petrograd. En effet, la campagne de mensonges, de calomnies et de diffamation contre les marins a commencé le 2 mars 1921. La presse soviétique a tranquillement distillé son venin contre les marins. Les accusations les plus méprisables ont été lancées contre eux et cela a continué jusqu’à l’écrasement de Cronstadt, le 17 mars 1921. De plus, Petrograd subissait la loi martiale. Plusieurs usines furent fermées et les ouvriers ainsi dépossédés de leur-gagne-pain commençaient à se réunir entre eux. Citons le journal d’Alexandre Berkman :
«Beaucoup d’arrestations ont lieu. Des groupes de grévistes encadrés par des tchékistes sont fréquemment emmenés en prison. Une grande tension nerveuse règne dans la ville. Toutes sortes de précautions sont prises pour protéger les institutions gouvernementales. On a placé des mitrailleuses devant l’hôtel Astoria, où résident Zinoviev et d’autres dirigeants bolcheviks. Des proclamations officielles ordonnent aux grévistes de retourner au travail (…) et rappellent à la population qu’il est interdit de se rassembler dans les rues. Le Comité de défense a commencé un ‘nettoyage de la ville’. Beaucoup d’ouvriers soupçonnés de sympathiser avec Cronstadt ont été arrêtés. Tous les marins de Petrograd et une partie de la garnison jugés ‘peu fiables’ ont été envoyés dans des lieux éloignés, tandis que les familles des marins de Cronstadt vivant à Petrograd sont détenues en otages. Le Comité de défense a informé Cronstadt que les ‘prisonniers sont considérés comme des garanties’ pour la sécurité du commissaire de la flotte de la mer Baltique, N.N. Kouzmine, le président du soviet de Cronstadt, T. Vassiliev et d’autres communistes. ‘Si nos camarades subissent le moindre mauvais traitement, les otage le paieront de leur vie.’»
Sous un tel régime de fer, il était physiquement impossible aux ouvriers de Petrograd de s’allier avec les insurgés de Cronstadt, d’autant plus que pas une ligne des manifestes publiés par les marins n’est parvenue aux ouvriers de Petrograd. En d’autres termes, Léon Trotsky falsifie délibérément les faits. Les ouvriers auraient certainement pris le parti des marins, parce qu’ils savaient que ceux-ci n’étaient ni des mutins, ni des contre-révolutionnaires, mais qu’ils s’étaient montré solidaires des ouvriers en 1905, ainsi qu’en mars et octobre 1917. C’est pourquoi je peux affirmer que Trotsky, tout à fait consciemment, insulte grossièrement la mémoire des marins de Cronstadt.Dans New International (p. 106), Trotsky assure ses lecteurs que «personne,soit dit en passant, ne pensait en ces jours-là à la doctrine anarchiste». Cela ne cadre malheureusement pas avec la persécution incessante des anarchistes qui commença en 1918, lorsque Léon Trotsky liquida le quartier général anarchiste à Moscou à coups de mitrailleuse. Dès cette époque le processus d’élimination des anarchistes se mit en marche. Même aujourd’hui, si longtemps après, les camps de concentration du gouvernement soviétique sont remplis d’anarchistes, du moins ceux qui sont encore vivants. En fait, avant l’insurrection de Cronstadt, en octobre 1920, lorsque Trotsky changea d’avis à propos de Makhno, parce qu’il avait besoin de son aide et de son armée pour liquider Wrangel, et lorsqu’il consentit à ce que se tienne un congrès anarchiste à Kharkov, plusieurs centaines d’anarchistes furent raflés et envoyés à la prison de Boutirka où ils restèrent jusqu’en avril 1921, sans qu’on leur communique le moindre motif d’inculpation. Puis, en compagnie d’autres militants de gauche, ils disparurent dans de mortelles ténèbres, et furent envoyés secrètement dans des prisons et des camps de concentration en Russie et en Sibérie. Mais ceci est une autre page de l’histoire soviétique. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est qu’on «pensait » beaucoup aux anarchistes à l’époque, sinon pourquoi diable les aurait-on arrêtés et envoyés aux quatre coins de la Russie et de la Sibérie, comme au temps du tsarisme?
Léon Trotsky se moque de la revendication des «soviets libres». Les marins avaient en effet la naïveté de croire que des soviets libres pouvaient coexister avec une dictature. En fait, les soviets libres ont cessé d’exister beaucoup plus tôt, de même que les syndicats et les coopératives. Ils ont tous été accrochés au char de l’appareil l’État bolchevik. Un jour, Lénine m’a déclaré d’un air très satisfait: «Votre grand homme, Enrico Malatesta, est favorable à nos soviets.» Et je me suis empressée de le corriger: «Vous voulez dire des soviets libres, camarade Lénine. Moi aussi je leur suis favorable.» Aussitôt Lénine a changé de sujet de conversation. Mais je découvris rapidement pourquoi les soviets libres avaient cessé d’exister en Russie.
John G. Wright prétendra sans doute qu’il n’existait aucun problème à Petrograd jusqu’au 22 février. Cela cadre bien avec la façon dont il remanie «l’histoire» du Parti. Mais le mécontentement et l’agitation des ouvriers étaient très visibles lorsque nous sommes arrivés en Russie. Dans chaque usine que j’ai visitée, j’ai pu constater le mécontentement et la colère des travailleurs, parce que la dictature du prolétariat était devenue la dictature écrasante d’un parti communiste, fondée sur un système de rationnement différencié et des discriminations de toute sorte. Si le mécontentement des ouvriers n’a pas explosé avant 1921, c’est seulement parce qu’ils s’accrochaient à l’espoir tenace que, lorsque les fronts auraient été liquidés, les promesses d’Octobre seraient enfin tenues. Et c’est Cronstadt qui fit éclater leur dernière bulle d’illusion.
Les marins avaient osé prendre le parti des ouvriers mécontents. Ils avaient osé exiger que les promesses de la révolution — «Tout le pouvoir aux soviets» — soient enfin tenues. La dictature politique avait tué la dictature du prolétariat. Telle est leur seule offense impardonnable contre l’Esprit saint du bolchevisme.
Dans une note de son article (p. 49), Wright affirme que Victor Serge aurait récemment déclaré, à propos de Cronstadt, que «les bolcheviks, une fois confrontés à la mutinerie, n’ont pas eu d’autre solution que de l’écraser». Victor Serge ne réside plus dans les terres hospitalières de la «patrie» des travailleurs. Si cette déclaration rapportée par Wright est exacte, il ne me semble pas déloyal d’affirmer que Victor Serge ne dit tout simplement pas la vérité. Alors qu’en 1921 il appartenait à la Section française de l’Internationale communiste, Serge était aussi bouleversé et horrifié qu’Alexandre Berkman, moi-même et bien d’autres révolutionnaires devant la boucherie que Léon Trotsky préparait, devant sa promesse de «tirer les marins comme des perdreaux [5]». Chaque fois que Serge avait un moment de libre, il faisait irruption dans notre chambre, marchait de long en large, s’arrachait les cheveux, frappait ses poings l’un contre l’autre, tellement il était indigné. «Il faut faire quelque chose, il faut faire quelque chose pour arrêter cet horrible massacre», répétait-il. Lorsque nous lui demandâmes pourquoi lui, qui était membre du parti, n’élevait pas la voix pour protester, il nous répondit que cela ne serait d’aucune utilité pour les marins. En plus, cela le signalerait à l’attention de la Tcheka et aboutirait sans doute à ce qu’on le fasse disparaître discrètement. Sa seule excuse est qu’il avait à l’époque une jeune femme et un bébé. Mais s’il a vraiment déclaré aujourd’hui, dix-sept ans plus tard, que «les bolcheviks, une fois confrontés à la mutinerie n’ont pas eu d’autre solution que de l’écraser», une telle attitude est pour le moins inexcusable. Victor Serge sait aussi bien que moi qu’il n’y a pas eu de mutinerie à Cronstadt, que les marins n’ont à aucun moment utilisé leurs armes avant le début des bombardements. Il sait également qu’aucun des commissaires communistes arrêtés, ni même aucun communiste n’a été victime de mauvais traitements. J’exhorte donc Victor Serge à dire la vérité. Qu’il ait pu continuer à vivre en Russie sous le régime de ses camarades Lénine et Trotsky, pendant que tant d’autres malheureux étaient assassinés pour avoir pris conscience de toutes les horreurs qui se déroulaient, est son problème. Mais je ne peux le laisser dire que les bolcheviks ont eu raison de crucifier les marins.
Léon Trotsky a une attitude sarcastique lorsqu’on l’accuse d’avoir tué 1 500 marins. Non, ses mains ne sont pas souillées de sang. Il a confié à Toukhatchevsky la tâche de tirer les marins «comme des perdreaux», selon son expression. Toukhatchevski a appliqué ses ordres avec une grande conscience professionnelle. Des centaines d’hommes ont été massacrés et ceux qui ont survécu aux tirs d’artillerie incessants des bolcheviks ont été placés entre les mains de Dybenko, célèbre pour son humanité et son sens de la justice.
Toukhatchevski et Dybenko sont les héros et les sauveurs de la dictature! L’histoire semble avoir une façon particulière de rendre justice.
Léon Trotsky essaie de nous balancer une de ses cartes maîtresses lorsqu’il se demande «où et quand leurs grands principes se sont trouvés confirmés en pratique, ne fût-ce que partiellement, ne fût-ce tendanciellement ?» Cette carte, comme toutes celles qu’il a déjà jouées durant sa vie, ne lui permettra pas de gagner la partie. En vérité, les principes anarchistes ont été confirmés, pratiquement et tendanciellement, en Espagne. Certes, cela n’a pu se faire que partiellement. Comment aurait-il pu en être autrement alors que toutes les forces conspiraient contre la révolution espagnole? Le travail constructif entrepris par la CNT et la FAI constitue une réalisation inimaginable aux yeux du régime bolchevique, et la collectivisation des terres et des usines en Espagne représente la plus grande réussite de toutes les périodes révolutionnaires. De plus, même si Franco gagne et que les anarchistes espagnols sont exterminés, le travail qu’ils ont commencé continuera à vivre. Les principes et tendances anarchistes sont implantés si profondément dans la terre d’Espagne que rien ni personne ne les éradiquera.
[1] http://www.spartacus.schoolnet.co.uk/RUSkronstadt.htm
[2] Jean-Marie Le Pen dirait « un détail de l’Histoire ». [NdT]
[3] Ce qui est faux puisque Rosa Luxemburg tira ses propres leçons dans La Révolution russe en 1918 [NdT].
[4] D’après l’historien anglais Israel Getzler, dans son livre Cronstadt (1917-1921), 75 % des marins de Cronstadt s’étaient engagés avant 1918 (N.d.T.).
[5] Cette déclaration n’est pas de Trotsky mais figurait dans un tract largué sur Cronstadt par les bolcheviks (N.d.T.)