Les Saturnales : A Rome, les saturnales étaient des fêtes en l'honneur du dieu Saturne, assimilé à Cronos. Elles se déroulaient à la fin du mois de décembre et terminaient à la fois le mois et l'année. Elles étaient caractérisées par un renversement de situations sociales, les maîtres devenant esclaves et les esclaves devenant maîtres l'espace de quelques jours. Elles avaient en effet pour fonction de ressusciter l'époque où les hommes vivaient sans différences sociales, en paix, de manière idéale. Elles donnaient lieu à des scènes très licencieuses et à de véritables orgies. On les considère en général comme les ancêtres du carnaval.
Montrer comment l'épisode des vendanges, avec ses aspects sociaux, permet à Rousseau d'exprimer sa propre conception d'une société idéale.
Roman d'amour à plusieurs voix, Julie ou La Nouvelle Héloïse est aussi une réflexion sur un projet de société. Le rassemblement des personnages à Clarens est l'occasion pour Rousseau de mettre en uvre et de présenter comme une réalité une petite communauté proche de la nature. Il rejoint par là tous ceux qui, de l'Utopia de T. More à la métairie de Candide, en passant par l'abbaye de Thélème et l'Eldorado ont tenté de faire exister un monde idéal et d'en préciser le fonctionnement. Dans l'extrait qui est donné ici, Saint-Preux raconte à son ami milord Édouard le déroulement des vendanges. La joie de vivre, le sens de la fête, les réjouissances sont mis en relief dans un récit de tonalité élogieuse qui suit très précisément la chronologie de la journée. Mais l'épistolier ne se contente pas de raconter ; il accompagne sa narration de remarques portant sur les comportements sociaux, sur la manière dont la hiérarchie s'atténue sans disparaître totalement : les vendanges sont en effet l'occasion d'une rencontre, en apparence très informelle, des différents membres de la petite société. On peut se rendre compte cependant que dans la réalité des faits l'organisation sociale ne s'estompe pas : l'égalité n'est pas totale.
On pourra mettre en lumière tout d'abord les images de la fête, soulignées par le rappel fréquent de références culturelles latines, puis la présentation d'une société qui se voudrait idéale. La dernière partie de notre étude conduira à s'interroger sur la portée sociale de l'écriture romanesque dans ce passage.
Dans le récit qu'il fait des vendanges à Clarens, Saint-Preux insiste fréquemment sur la gaieté, sur le plaisir que semblent éprouver les membres de la communauté à être ensemble et à partager les mêmes activités. Ce plaisir de la fête est mis en relief par une insistance sur les actions et sur les sentiments. Il se confond chez le narrateur avec le plaisir du récit.
L'idée de la fête, soulignée par différents moyens lexicaux dans tout le texte, est clairement exprimée par le choix du terme "saturnales" (l. 30). Même si Saint-Preux en atténue le sens, il fait référence aux jours de fête qui commémoraient chez les Romains une sorte d'âge d'or très ancien.
Cette atmosphère de fête est rendue par l'insistance sur l'idée de "joie" et par la présentation d'actions qui sont autant de façons d'extérioriser le bonheur. Les termes "gaieté" et "joie" sont récurrents dans le texte : "gaieté" (l. 1), "joie" (l. 14), "gaiement" (l. 25). Ils sont développés par l'expression d'actions qui soulignent la joie de vivre : "on chante", "on rit" (l. 1), "on danse jusqu'au souper" (l. 26-27). Cette extériorisation du bonheur passe aussi par l'insistance sur les rires, les chansons, le naturel des comportements ("on ne s'agace mutuellement que", l. 5-6). Les adjectifs "folâtres" et "badins" soulignent une tendance à la plaisanterie et à la familiarité du ton. L'insistance sur les comparatifs ("les meilleures chansons", "les meilleurs contes", "les meilleurs traits", l. 4-5) marque l'existence de compétition et de rivalité qui sont tout à fait caractéristiques de la fête et de la bonhomie des comportements.
On peut observer que dans le récit l'atmosphère générale de joie a tendance à estomper la notion de travail et de fatigue : l'accent mis sur la fête laisse au second plan ce qui est à l'origine du rassemblement, une activité fatigante et répétitive, "on passe aux vignes toute la journée" (l. 7).
On peut remarquer enfin que la tonalité du récit fait par Saint-Preux est empreinte de la joie de vivre qui caractérise la fête. Le narrateur semble encore être, au moment où il écrit, sous le coup d'un enthousiasme qui fait se confondre la joie des vendanges et le plaisir d'écrire. Ce phénomène se révèle dans l'utilisation des exclamations marquées par la ponctuation (l. 15, 16, 17), par des formulations hyperboliques ("Vous ne sauriez concevoir... ", l. 1, "la plus grande familiarité", l. 2), par l'insistance sur le côté positif des choses ("d'excellents légumes", l. 10 ; "bien plus agréables et plus sages", l. 31). La fête a un aspect enthousiasmant et heureux qui marque la manière dont Saint-Preux la rapporte à son ami. Son admiration et son élan portent aussi sur un aspect qui est étroitement lié au terme "saturnales". Saint-Preux admire en effet le rapprochement harmonieux des communautés pendant la période des vendanges. A travers le récit, Rousseau fait ainsi passer le tableau d'une vie qui lui semble idyllique.
En faisant référence au monde romain (dont on sait à quel point il est important pour la pensée philosophique du siècle), Rousseau, par la voix de Saint-Preux, joue sur deux plans, celui de la célébration (la fête) et celui du thème célébré. Il s'agit en effet, lors des saturnales, de rappeler l'existence ancienne d'un monde égalitaire et sans querelles. La petite société de Clarens illustre, dans une certaine mesure, ce monde dont les caractères spécifiques sont une atténuation des hiérarchies sociales, le respect mutuel des différences, lorsqu'elles subsistent, et la simplicité de la vie naturelle.
A plusieurs reprises, l'accent est mis sur l'égalité. Une première affirmation assez catégorique ("tout le monde est égal", l. 2-3) est illustrée aussitôt après par l'idée d'un rapprochement des conditions, à travers une modification des façons d'être habituelles. La même idée est reprise à la fin du texte dans l'expression "douce égalité" et dans l'image du "lien d'amitié pour tous" (l. 33). L'énumération des "dames", des "paysannes" et des "hommes" souligne que chacun s'adapte à la situation en oubliant les signes "distinctifs" de sa catégorie ("sans airs", "décentes", "non grossiers", l. 3-4). De nombreux termes rappellent l'idée d'union, d'entente et non de relation de domination. On peut citer les termes "union" (l. 5), l'adverbe "mutuellement" (l. 6), l'expression de la réciprocité ("les uns des autres" (l. 6), l'expression qui marque la modification des comportements ("on veut bien sortir pour eux de sa place", l. 12-13).
Même si la hiérarchie est atténuée, des différences demeurent. On peut cependant observer qu'il existe à Clarens, du moins pendant les vendanges, un véritable souci de ne pas froisser les susceptibilités : à l'effort pour oublier la grossièreté chez les uns correspond chez les autres un effort de politesse et de courtoisie. On observe ainsi la volonté des "maîtres" d'apprécier ce qui relève de la simplicité la plus rustique : "On mange avec appétit leur soupe..." (l. 9), "On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche..." (l. 10-11). Le constant rapprochement des uns et des autres dans des activités communes (utilisation du "on" dans lequel s'inclut le narrateur, insistance sur les pluriels, expression de catégories associées, comme les enfants et les villageois, mise en évidence par les formulations d'un véritable équilibre "aussi bien que", l. 9) est une façon de mettre en relief le caractère communautaire d'une vie "rustique" dans laquelle se trouvent momentanément oubliées les règles de la vie "citadine" (l. 30). Cette vie communautaire implique l'abandon provisoire des différences, des rivalités et des querelles. Saint-Preux précise d'ailleurs que ces types de comportement, s'ils existent ("querelles", "on ne s'agace...", l. 5) sont intégrés à la fête et n'ont aucune connotation belliqueuse ou agressive.
La référence à la nature est fréquente dans le texte sur un double plan. Il s'agit en effet d'une scène de vie dans la nature ("vie rustique", l. 30). Parallèlement, Rousseau s'intéresse à "l'ordre de la nature" et le terme est alors pris dans le sens d'un ordre originel, antérieur à l'état de civilisation auquel il faisait constamment allusion dans ces deux Discours.
Il est précisé, et cela à plusieurs reprises, qu'il s'agit là d'une circonstance particulière : les vendanges durent peu. "L'état" décrit a donc quelque chose d'exceptionnel. On remarque par ailleurs que l'idée de l'égalité provisoire est souvent atténuée, et même démentie par la nature et les caractéristiques des comportements, comme si tout ne pouvait pas être profondément modifié par le contexte des vendanges. On peut donc s'interroger sur l'authenticité du message, surtout lorsque l'on prend en compte le fait qu'il s'agit non d'un essai mais d'un roman.
Plusieurs éléments rappellent le caractère à la fois bref et exceptionnel des vendanges. Le narrateur précise l'existence de limites temporelles par l'expression "Depuis le moment qu'on prend le métier de vendangeur" (l. 29) et par l'opposition qu'il établit entre la vie "citadine" et la vie "rurale" (l. 30). Parmi les différents sens rattachés au mot "saturnales" et les différentes connotations, l'image du "renversement" des situations sociales rappelle le contexte de l'Antiquité et suggère clairement, par là même, l'existence d'une durée limitée. On ne saurait donc voir dans les vendanges de Clarens l'image durable d'une société égalitaire et toujours harmonieuse. D'ailleurs, de nombreux détails suggèrent qu'il ne s'agit que de modifications voulues par les circonstances. Il se peut très bien que certains des protagonistes ne souhaitent pas les voir durer.
A travers les formulations, on perçoit très nettement que les modifications sont surtout voulues et effectuées par les "maîtres" et que leurs efforts ne masquent jamais tout à fait une affirmation consciente et revendiquée de leur classe. On remarque en effet de nombreuses expressions s'attachant à montrer l'apparence des comportements (et on pourrait sans doute trouver les mêmes dans un texte où seraient dénoncés l'hypocrisie et les faux-semblants) : "pour montrer" (l. 6), "faire chez soi les messieurs" (l. 7), "on s'y prête sans affectation" (l. 12), "on veut bien sortir pour eux de sa place" (l. 13). Tout insiste sur un comportement voulu, maîtrisé et dont on pourrait dire qu'il relève d'un certain paternalisme.
La hiérarchie n'est pas tout à fait absente malgré l'affirmation d'une véritable égalité. Elle est illustrée par la comparaison de Julie avec Agrippine et par l'utilisation, dans le passage dominé par cette comparaison, d'un vocabulaire de la domination et du pouvoir : "despotique empire de la sagesse" (l. 21), "rois entourés de tous leurs soldats" (l. 24). Il est assez étonnant de voir que dans l'évocation d'un idyllique état de nature, Rousseau, par la voix de Saint-Preux, fait appel à des notions historiques qui insistent sur une situation nettement hiérarchisée. Et même si l'allusion au couple "maître"/"esclave" (l. 32) est replacée dans le même contexte historique, Saint-Preux n'en souligne pas moins une relation qui n'est pas tout à fait absente de la pensée de Rousseau. Tout ce qui est dit de l'égalité sociale de Clarens reste donc très marqué par l'ambiguïté.
Outre le problème d'une société idéale, que Rousseau a déjà envisagé ailleurs, ce texte pose celui de l'apparence et de la réalité dans un contexte romanesque. Or il semble bien, si l'on en juge par les nombreuses ambiguïtés, que Rousseau ne soit pas arrivé à le résoudre. Le contexte, malgré le subterfuge de la lettre, qui tente de reconstituer et de prouver l'authenticité, est celui de la fiction romanesque. C'est là une première raison de mettre en doute le caractère réalisable de cette communauté fonctionnant dans l'harmonie et dans le respect mutuel. Par ailleurs, on se rend compte que le narrateur lui-même, et sans doute Rousseau derrière lui, a du mal à se détacher d'un langage qui le trahit : tout en effet est marqué par une sorte d'imprégnation qui ne peut faire totalement abstraction de la hiérarchie et de la notion de niveau social. Les comportements des "maîtres" manquent de naturel, semblent forcés, les paysans sont idéalisés jusque dans la sincérité de leurs sentiments et de leurs élans (exclamations de la ligne 15 et des lignes suivantes) ; l'ensemble est marqué par une sorte de paternalisme qui ne réduit pas la notion d'inégalité mais au contraire l'accentue.
En se présentant comme un projet de société, Julie ou La Nouvelle Héloïse est un roman qui cherche à montrer une communauté fonctionnant de manière équitable. L'épisode des vendanges fait apparaître la distorsion entre une réalité un peu fabriquée et surtout momentanée et l'idéal souhaité. En ce sens le roman, pardoxalement, résout et souligne les difficultés les difficultés de l'entreprise sociale et politique : il lui permet d'exister comme le souligne le récit, sous son apparence authentique, mais il en marque aussi les limites. Les situations, et le langage lui-même, surtout le langage épistolaire, d'apparence sincère et spontané, (ce serait différent dans un essai) rappellent qu'il est difficile de venir à bout d'un ordre dont les bénéficiaires ne peuvent s'éloigner que de manière provisoire et simplement apparente. La difficulté rencontrée par le philosophe, dans son entreprise romanesque, est celle de l'impossible coïncidence entre la réalité et l'apparence. C'est la difficulté à laquelle il se heurtera dans les Confessions et c'est peut-être ce qui fait à la fois la richesse et la complexité d'une écriture qui est à l'image d'une personnalité.
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