« L'Étranger décrit la nudité de l'homme en face de l'absurde. »
(Carnets, II, éd. Gallimard, p. 36)
« La Peste a un sens social et un sens métaphysique. C'est exactement le même. Cette
ambiguité est aussi celle de L'Etranger. » (ibid., p. 50)
« Dès l'instant où l'on dit que tout est non-sens, on exprime quelque chose qui a
du sens. Refuser toute signification au monde revient à supprimer tout jugement de valeur. Mais vivre, et
par exemple se nourrir, est en soi un jugement de valeur. On choisit de durer dès l'instant qu'on ne se
laisse pas mourir, et l'on reconnaît alors une valeur, au moins relative à la vie. Que signifie enfin
une littérature désespérée ? Le désespoir est silencieux. Le silence même,
au demeurant, garde un sens si les yeux parlent. Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou abîme. S'il
parle, s'il raisonne, s'il écrit surtout, aussitôt le frère nous tend la main, l'arbre est
justifié, l'amour naît. Une littérature désespérée est une contadiction
dans les termes. »
L'Eté, « Enigme » © éd. Gallimard, 1954.
Une lecture de L'Etranger par Jean-Paul Sartre : « La grâce de l'absurde »
:
« On voit donc qu'on ne saurait négliger le côté théorique du caractère
de Meursault. De même beaucoup de ses aventures ont pour principale raison de mettre en relief tel ou tel
aspect de l'absurdité fondamentale. Par exemple, nous l'avons vu, Le Mythe de Sisyphe vante la "disponibilité
parfaite du condamné à mort devant qui s'ouvrent les portes de la prison par une certaine petite
aube" - et c'est pour nous faire jouir de cette aube et de cette disponibilité que M. Camus a condamné
son héros à la peine capitale. "Comment n'avais-je pas vu, lui fait-il dire, que rien n'était
plus important qu'une exécution... et, qu'en un sens c'était même la seule chose vraiment intéressante
pour un homme !". On pourrait multiplier les exemples et les citations. Pourtant cet homme lucide, indifférent,
taciturne, n'est pas entièrement construit pour les besoins de la cause. Sans doute le caractère
une fois ébauché s'est-il terminé tout seul, le personnage avait sans doute une lourdeur propre.
Toujours est-il que son absurdité ne nous paraît pas conquise mais donnée : il est comme ça,
voilà tout. Il aura son illumination à la dernière page, mais il vivait depuis toujours selon
les normes de M. Camus. S'il y avait une grâce de l'absurde, il faudrait dire qu'il a la grâce. »
Jean-Paul Sartre, « Explication de l'Etranger », Situations
I,
© éd. Gallimard, NRF (article de février 1943 publié en 1947).
Sur le contexte idéologique :
« Et pourtant, dès la parution du livre, le public ne s'y trompa pas. Il n'écouta
pas, bien entendu, ce chroniqueur vichyste qui parlait de "veulerie", de "démission humaine",
mais il ne pensa pas non plus, comme Jean Guéhenno, que la démonstration de l'absurde était
inutile. Car L'Etranger, sans qu'une seule ligne du texte prît de précautions à cet
égard, ne venait pas "suppléer à la révolte", mais au contraire la susciter
et l'affermir. En pleine France vichyssoise, livrée à un activisme optimiste et dérisoire,
L'Etranger offrait l'indispensable, le constat de base, le tremplin solide d'une action. Nous savions que
nous avions affaire - enfin ! - à une littérature adulte et que, parmi les écrivains engagés
dans la lutte et soumis alors à une semi-clandestinité, Malraux, Mauriac, Sartre, ce nouveau venu,
si évidemment courageux et responsable, n'avait créé un héros tragique que pour aider
les hommes à vaincre leur destin. C'est la grandeur du stoïcisme ; et nul ne prévoyait alors
que si peu de temps après la victoire - ou ce qu'on appelerait ainsi - certains réclameraient le
bûcher pour de telles oeuvres dans leur hâte à retrouver, de droite ou de gauche, fascistes
ou marxistes, les catéchismes mensongers. »
Morvan Lebesque, Camus par lui-même,
© éd. du Seuil, coll. « Ecrivains de toujours », 1963.
Le sentiment de l'absurde, analysé par Gaetan Picon :
« Le sentiment de l'absurde naît du conflit entre notre volonté subjective de vie valable
et d'univers rationnel - et la réalité objective d'un monde et d'une vie irréductibles à
cette exigence. Comment se sentir concerné par une réalité à ce point aveugle à
nos désirs profonds ? On glisse hors de soi, on devient indifférent, étranger à soi-même
: tel est Meursault. Il ne se tue pas, cependant, il se laisse condamner à mort. Où donc a-t-il puisé
l'énergie de vivre ? Où la puisons-nous nous-mêmes, hommes absurdes dans un monde absurde ?
C'est à ces questions que répond Le Mythe de Sisyphe. Sans quitter le terrain de l'absurde,
il y a une existence possible et, peut-on dire, une morale. Mais cette morale n'aura de sens que si elle refuse
à omettre la donnée essentielle : l'absurde -, que si elle rejette les élisions : le suicide,
la croyance religieuse, l'espoir. La valeur suprême est la lucidité : il y a un héroïsme
à vivre en pleine conscience, à affronter l'absurde en pleine lumière. »
Gaetan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française,
© éd. Gallimard, N.R.F., 1949
Sur l'éciture de L'Etranger :
« Nul ne s'attendait à lire un roman américain écrit par un Français. Un
pastiche, peut-être bien, mais L'Etranger n'était pas un pastiche. Dans une interview faite
après la guerre, Camus allait admettre qu'il avait utilisé dans ce livre certaines techniques américaines
parce qu'elles sevaient son dessein de décrire un homme "sans conscience apparente", mais il craignait
que la généralisation de ce procédé n'en vînt à créer "un
univers d'automates et d'intincts" susceptible d'appauvrir le roman. Il déclarait en 1945 qu'il aurait
donné cent Hemingway pour un Stendhal ou un Benjamin Constant. »
H. R. Lottman, Albert Camus, © éd. du Seuil, 1985.